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Féminicide de Montréal : le combat toujours d’actualité d’une survivante
À quelques jours du triste anniversaire de Polytechnique, je me suis demandé ce que pensait Nathalie Provost, une survivante de la tragédie, du contexte ambiant, marqué par un nombre affolant de féminicides et de violences par armes à feu dans les rues de Montréal.
C’est là que j’ai appris que la principale intéressée donnait justement cette semaine une conférence intitulée Violence faite aux femmes, le contrôle des armes à feu, tenue par l’organisme Femmes du monde à Montréal.
Il s’agissait d’une activité en marge des commémorations du 6 décembre, qui culmineront lundi avec une marche vers le mémorial érigé près de Polytechnique, à un jet de pierre de l’organisme perché au cinquième étage d’un immeuble du chemin de la Côte-des-Neiges.
« On va devoir demander aux femmes présentes si elles acceptent la présence d’un homme », me prévient la coordonnatrice de l’organisme Patrizia Vinci à mon arrivée.
En attendant le verdict, je patiente dans une petite cuisine avec une table recouverte d’une nappe de Noël près de la petite salle. « On souhaite demander à Nathalie Provost où on en est sur la question des armes à feu depuis l’abolition du registre (sous le gouvernement Harper en 2012) », explique Mme Vinci, bien heureuse de pouvoir profiter de l’expertise de son invitée en la matière.
En effet, Nathalie Provost milite activement depuis douze ans au sein de la Coalition pour le contrôle des armes à feu et comme porte-parole de Poly se souvient.
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Elle roule aussi sa bosse depuis plus de vingt ans dans les hautes sphères de la fonction publique québécoise. Depuis 2015, elle est directrice générale de l’analyse et de l’expertise au ministère de l’Environnement.
« C’est certain qu’on peut tuer sans arme à feu, mais avec l’année qui vient de passer (avec les féminicides et les fusillades), ça prendrait une volonté politique pour s’attaquer au problème », croit Patrizia Vinci.
14 h, les participantes à la conférence débarquent une à une, se servent un café et vont s’asseoir dans le local où des chaises ont été installées en rond.
« Ça, c’est notre petit royaume! », lance chaleureusement Patrizia, en accueillant Nathalie Provost.
Cette dernière est très occupée ces jours-ci, notamment par son rôle de marraine de l’Ordre de la rose blanche de Polytechnique, où une bourse d’excellence est remise annuellement à une étudiante canadienne en génie. « En partant d’ici tout à l’heure, je vais aller rédiger mon discours à la Poly à côté », souligne Nathalie Provost.
Je sourcille à l’idée même de l’imaginer retourner dans l’établissement où elle a vécu un carnage en direct en 1989. Elle semble lire dans mes pensées. « Je vais aller écrire avec mon ordi quelque part. Je connais tout le monde à Poly », souligne-t-elle avec aplomb avant d’entrer dans le local rejoindre les autres.
Patrizia revient me voir dans la cuisine. Ma présence est acceptée parmi elles. Myriam, une collègue journaliste, est également sur place.
D’emblée, Nathalie propose un tour de table pour comprendre ce qui amène les quelques femmes présentes. La consigne est valable pour tout le monde, journalistes compris, insiste Patrizia, qui traduira l’ensemble des propos tenus dans les deux langues officielles.
« JE SUIS PLUS QU’UNE SURVIVANTE, J’AI MÊME REÇU QUATRE BALLES ! »
Estelle* brise la glace. « Je suis originaire de la Colombie-Britannique, je suis arrivée au Québec comme étudiante à l’automne 1989 et j’aimerais vous demander si on a évolué comme société en ce qui concerne la violence faite aux femmes? », demande-t-elle. Une excellente question à laquelle Nathalie répondra plus tard.
Sa voisine Justine, elle, dit être là pour écouter, s’avouant un peu gênée. Michelle, pour sa part, demande à Nathalie Provost s’il faut la désigner comme une victime ou une survivante. « Je suis plus qu’une survivante, j’ai même reçu quatre balles! », rétorque derechef Nathalie Provost, avant de se tourner vers Francine, de loin la plus âgée de la pièce. « J’aimerais savoir comment vous avez surmonté tout ça, mais je peux seulement rester jusqu’à 15 h, je dois retourner chez moi en bus et je reste loin », mentionne-t-elle.
Comme moi, ma collègue Myriam était une enfant à l’époque de la tragédie et ne se souvient que des gros titres dans les journaux.
Comme moi, elle souhaite connaître l’avis de Nathalie Provost sur cette dernière année funeste sur le plan de la violence faite aux femmes, voire de la violence tout court.
Patrizia, enfin, raconte avoir appris l’existence de la tuerie rapidement après avoir immigré d’Italie. « J’étais surprise qu’une telle violence puisse être possible dans une ville comme Montréal », se remémore la coordinatrice.
Une retardataire entre dans la salle, s’excuse, et va prendre place à la gauche de l’invitée.
Nathalie raconte ensuite comment elle a vécu l’horreur de l’intérieur ce jour-là. Une histoire qu’elle a maintes fois racontée, mais qu’elle juge important de rappeler. « Je n’ai pas l’énergie de trop m’étendre sur l’évènement », prévient-elle.
ON CONNAÎT TOU.TE.S L’HISTOIRE, MAIS DE L’ENTENDRE DE SA BOUCHE DONNE FROID DANS LE DOS.
Ce jour-là, Nathalie, une finissante en génie mécanique de 23 ans, assiste à l’instar de ses camarades de classe à la présentation d’un projet d’ingénierie d’un de leurs collègues. Il est 16 h 45 et il fait déjà noir dehors. « [Le tireur] est entré, a tiré dans le mur et a dit aux gars de partir, puis aux filles de se rassembler près du mur au fond », raconte Nathalie. Dans le petit local, on n’entend pas une mouche voler.
On connaît tou.te.s l’histoire, mais de l’entendre de sa bouche donne froid dans le dos. « Il a de nouveau tiré parce qu’il trouvait que les gars ne sortaient pas assez vite, poursuit-elle. À ce moment, on ne savait pas qui était à risque au juste : les gars ou nous? »
« JE LUI AI DIT QUE NOUS ÉTIONS JUSTE DES FEMMES QUI ÉTUDIENT EN GÉNIE, PAS NÉCESSAIREMENT DES FÉMINISTES, QU’IL ÉTAIT AUSSI LE BIENVENU PARMI NOUS S’IL LE VOULAIT… »
Nathalie, une jeune femme très engagée au sein d’associations étudiantes et habituée à prendre la parole, s’interpose alors. « Je lui ai demandé ce qu’il faisait là, il a dit qu’il était ici parce que nous étions des féministes en ingénierie. Je lui ai dit que nous étions juste des femmes qui étudient en génie, pas nécessairement des féministes, qu’il était aussi le bienvenu parmi nous s’il le voulait…»
La conversation a coupé court. « Il a commencé à tirer, une trentaine de balles avec une arme semi-automatique. Pour moi, c’était comme une mitraillette, c’était affreux. Quelques secondes plus tard, nous étions tous sur le sol », relate courageusement Nathalie, qui a compris la gravité de la situation en voyant les yeux d’une camarade se fermer à côté d’elle par terre, sans vie. « Je me suis levée, j’ai essayé de faire quelque chose, chercher de l’aide, mais en ouvrant la porte de la classe, j’ai vu un gars de dos avec un gun. Je suis retournée en classe et on a attendu. C’était mon 6 décembre… »
Nathalie a été hospitalisée durant neuf jours, en plus d’avoir trouvé la force de donner une conférence de presse deux jours plus tard de son lit d’hôpital pour raconter cette histoire. « J’ai demandé aux étudiants et étudiantes de se serrer les coudes et aux filles de ne pas hésiter à étudier en génie », rappelle la survivante, qui se souvient aussi avoir eu froid durant deux jours, un froid mordant jusqu’aux os.
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Un long et lent processus s’est ensuite amorcé pour Nathalie Provost. « Ça m’a pris 20 ans avant de prendre la parole, j’ai dû prendre soin de moi », explique la survivante, qui a accepté une longue entrevue avec l’ex-chef d’antenne Bernard Derome, en marge des commémorations du 20e anniversaire de la tuerie.
Mais c’est surtout après « le saccage » du registre des armes d’épaule sous le gouvernement Harper en 2012 qu’elle a fait du contrôle des armes à feu son cheval de bataille. Un combat qui est d’ailleurs loin d’être remporté. « Tout a été jeté en même temps en 2012, incluant un excellent projet de loi adopté sous Jean Chrétien en 1995 qui revoyait la structure des permis et l’enregistrement des armes », souligne Nathalie, dénonçant ce retour à la case départ.
En clair, il suffit d’avoir un permis d’acquisition et de possession pour se procurer une arme à feu aujourd’hui. « Il n’y a aucun registre ni vérification des antécédents! », peste Nathalie, qui invite la population à se joindre à sa cause, convaincue que le registre a été aboli pour des raisons purement électorales.
« IL Y A PLUS D’ARMES QUE DE CITOYENS AU CANADA […] INDIVIDUELLEMENT, ON NE PEUT RIEN FAIRE HÉLAS, C’EST UN PROBLÈME QUI DOIT SE RÉGLER AU FÉDÉRAL »
Le Québec démontre de bonnes intentions en créant en 2019 un registre – volontaire – d’armes à possession restreinte, mais c’est pratiquement impossible à contrôler sans une volonté claire du gouvernement fédéral, insiste Nathalie Provost. « Les armes arrivent par la contrebande aux frontières ou en pièces détachées des autres provinces. Québec peut dire ce qu’il veut, il n’a pas de juridiction », tranche Nathalie.
Pour l’heure, les autorités municipales et provinciales doivent donc se tourner à l’occasion vers Ottawa pour demander un durcissement de la réglementation, comme on l’a vu récemment dans la foulée des violences dans les rues de la métropole. « Il y a plus d’armes que de citoyens au Canada (plus d’un million d’armes de poing et dix fois ce nombre pour les armes de chasse et à autorisation restreinte), calcule-t-elle. Individuellement, on ne peut rien faire hélas, c’est un problème qui doit se régler au fédéral », martèle la survivante.
Sylvie, une des participantes, griffonne des notes dans un petit calepin sur sa chaise à côté de moi. Elle lève la main lorsque Nathalie évoque la puissance des lobbys pro-armes, des compagnies riches dont le leitmotiv est « get over it, Polytechnique ».
Ce feeling de ne pas être prise au sérieux, Sylvie l’a aussi vécu en voulant enregistrer les armes de son mari. Parce qu’elle avait peur de lui. « On m’a dit : c’est toute dans ta tête », murmure la dame, réservée.
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« ON PEUT UTILISER LE MOT “FÉMINICIDE” CETTE ANNÉE, ON NE LE POUVAIT PAS IL Y A QUELQUES ANNÉES À PEINE. ÇA, C’EST UNE ÉVOLUTION ! »
La conférence tire à sa fin, Nathalie se fait demander si elle est déçue de voir la société aller si mal trois décennies après un drame qui a laissé de profondes cicatrices à la province. « Je pense que la situation évolue, mais je ne sais pas si on progresse », répond Nathalie, dont l’espoir repose sur les générations à venir. « J’ai quatre enfants et ils sont tellement conscients de la situation sur l’égalité homme/femme, la diversité, etc. On peut utiliser le mot “féminicide” cette année, on ne le pouvait pas il y a quelques années à peine. Ça, c’est une évolution! », résume-t-elle avec optimisme.
Spirituellement, elle dit avoir retrouvé la foi en quelque chose de plus grand que nous, ce qui lui donne la force de continuer à se battre et d’accepter que faire de son mieux est suffisant. « J’ai vite pardonné à Marc Lépine. Je ne sais pas si je l’aurais fait si j’avais été la mère d’une victime, mais pour ma part, en pardonnant, j’ai retrouvé mon pouvoir », laisse tomber Nathalie Provost pendant que le jour se couche sur Montréal à travers les fenêtres du local.
Nathalie Provost doit aller rédiger son texte à Poly. Les femmes se lèvent pour quitter, non sans remercier chaleureusement leur invitée, qui vient de leur insuffler une bonne dose de courage et de résilience.
D’autres femmes qui n’oublieront jamais non plus.
Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Barbara Klucznik-Widajewicz, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault, Annie Turcotte.
*Les prénoms des participantes ont été modifiés.