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Fela Kuti : roi de l’afrobeat, mais roi des abrutis avec les femmes
Si l’exposition à la Philharmonie mentionne la misogynie de l’artiste, elle aurait gagné à approfondir le rapport de domination qu’il entretenait avec les femmes qui l’entouraient.
Vingt-sept paires de chaussures sont abandonnées au pied de Fela Kuti. Sur le tableau, le roi de l’afrobeat est présenté dans une position suggestive devant un fond d’or. Comme une icône. « Cette installation souligne le rapport ambivalent de Fela aux femmes, évoquant son mariage surmédiatisé avec 27 de ses compagnes en février 1978 », est-il écrit en légende, dès l’entrée.
Cette première image laisse penser que le comportement problématique de l’artiste nigérian avec les femmes sera au cœur de la rétrospective qui lui est consacrée à la Philharmonie de Paris. Pas tout à fait. Il faut passer plusieurs galeries, avant de se pencher sur les « Queens » : ces danseuses, chanteuses et activistes qui ont entouré Fela Kuti et surtout nourri l’afrobeat. « Nous avons été obligés de faire des choix très engageants. L’exposition devait tenir dans un format réduit et notre désir était que le visiteur ressorte avec un portrait plus complexe de l’artiste », justifie Alexandre Girard-Muscagorry, l’un des commissaires de l’exhibition.
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Un rapport empreint de domination
Non loin d’une vitrine compilant les slips colorés du musicien, l’expo prend un tournant avec la section « Nous sommes Fela ». Douze portraits de femmes sont alignés. Sur un encart, il est inscrit que « dès le milieu des années 1970, de nombreuses jeunes femmes parfois mineures, abandonnent leurs familles pour rejoindre la République de Kalakuta », la maison du chanteur dans la banlieue de Lagos où se réunissaient artistes et personnes engagées politiquement. Sur scène, les danseuses étaient souvent réduites à un groupe anonyme et sexualisé. À travers ces séries de photographies, elles retrouvent une forme d’individualité. « C’était important pour nous de leur redonner un nom, car d’un point de vue européen, elles restent les Queens de Fela », indique Mathilde Thibault-Starzyk, l’autre commissaire de l’exposition.
Elle rappelle que ces “Queens” ont tenu un rôle central dans la création de l’identité de l’afrobeat, comme l’appuie Mathilde Thibault-Starzyk : « On imagine des femmes issues de classes populaires et sous l’emprise de Fela Kuti, mais on s’est rendu compte que beaucoup d’entre elles se trouvaient dans une démarche d’éveil politique complexe. » Cependant, leur jeune âge frappe. Nombreuses sont celles qui ont quitté leur famille avant 18 ans pour rejoindre la communauté d’un homme qui avait deux fois leur âge. Plusieurs interrogations auraient mérité d’être décortiquées : Pourquoi Fela Kuti s’entourait-il d’adolescentes mineures et quel était le rapport de domination qu’il entretenait avec elles ?
« Fela était la superstar de l’époque. Il a ainsi attiré autour de lui des personnes mineures et a du aussi bénéficier de son aura pour exercer son contrôle au sein de cet univers de Kalakuta République. Il est sûr que Fela Kuti a joué de son ascendant avec ses musiciens, son entourage et avec les femmes », admet Alexandre Girard-Muscagorry. Ce point, qui semble primordial, est pourtant absent.
L’un des portraits retient notre attention, celui d’Ihase Osayemeri Obotu. Elle a quitté sa famille en 1975 à l’âge de 15 ans. Dans la légende, on peut lire la phrase suivante : « Dans une interview donnée à Carlos Moore, elle raconte que sa première relation sexuelle avec Fela, que l’on peut qualifier de viol, s’est faite sous la contrainte. » Une information d’autant plus violente qu’elle semble arriver comme un cheveu sur la soupe. Le fait que l’artiste soit accusé d”agression sexuelle mériterait que l’on s’y attarde. « La dimension musicale était donc centrale, mais Fela Kuti était éminemment politique, ce que l’exposition ne manque pas de souligner. La question de la misogynie et des violences faites aux femmes est aussi éminemment politique. Le traitement de cette problématique aurait donc pu être plus poussé », estime Gildenen, doctorante en droit international et fine connaisseuse de Fela Kuti.
« On voulait montrer l’agentivité de ces femmes, leur capacité d’action et leur contribution essentielle à la fabrique de l’afrobeat (…) », se défend Alexandre Girard-Muscagorry. Pourtant un article de RFI, publié en 2017, dépeint un tableau bien sombre : « les épouses (de Fela Kuti) ne respiraient pas la joie de vivre (…) Les femmes les plus jeunes étaient dévolues aux activités sexuelles. Les plus âgées devaient se consacrer à la cuisine, au ménage et à la vente de cannabis aux habitants du quartier. »
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« Une position d’inégalité vis-à-vis de lui »
C’est dans le catalogue officiel Fela Anikulapo-Kuti, Rébellion afrobeat que les zones d’ombre sont davantage mises en avant, notamment dans un article rédigé par Dotun Ayobade, professeur adjoint d’études afro-américaines à la Northwestern University, dans l’Illinois. « Fela épouse des adolescentes qui ont toujours été dans une position d’inégalité vis-à-vis de lui, compte tenu de leur classe sociale, de leur maturité et de leur niveau d’éducation (…) Que l’artiste ne fasse pas mystère de la nature sexuelle de ses relations avec des jeunes femmes impressionnables jette une ombre (encore prégnante aujourd’hui) sur ce qui est par ailleurs un collectif artistique radical. »
Des mots qui auraient eu leur place dans l’exposition, mais cette dernière nous replonge très vite dans le combat politique de la star nigérianne. « Historiquement, que ce soit dans les milieux activistes ou panafricains, on parle d’abord des combats considérés comme plus importants. Par exemple, ça va être l’indépendance des Etats, la liberté, l’égalité…(…) On doit toujours attendre. C’est bien que l’exposition mentionne le rapport problématique de Fela Kuti aux femmes, mais la manière dont cela a été fait m’a quelque peu mise mal à l’aise », poursuit Gildenen.
Fin de l’exposition ou presque. Dans une vitrine, un article de 1978 revient sur le mariage entre Fela Kuti et les vingt-sept femmes. Il survient après l’attaque de Kalakuta en 1977 dans laquelle les “Queens” ont été agressées par des soldats. Si l’artiste y voit une façon de protéger les femmes victimes de la violence de l’Etat, cette vision patriarcale est d’autant plus gênante que certaines sont mineurs et sous emprise. Revenons à l’article écrit par Ferdinand Ketch. Voici un extrait : « Après tout pourquoi pas ? Il y en a bien qui font la collection de timbres-poste. Ce qui nous intrigue plutôt, c’est que Fela n’ait pas arrondi le chiffre à 30. D’abord, cela fait plus net et ensuite, cela lui aurait assuré un roulement impeccable un mois sur deux. » De tels propos auraient mérité une remise en contexte, doublé d’une mise en garde considérant sa misogynie. « Oui, on aurait pu faire ça. L’idée, c’était de montrer la façon dont la presse européenne a contribué à la construction d’une vision hautement sexualisée de Fela Kuti, avec un discours parfois dégradant sur les femmes », déroule Alexandre Girard-Muscagorry.
Avec cette rétrospective, les organisateurs souhaitaient complexifier le portrait de Fela Kuti. Résultat : on ressort troublé d’avoir assisté à l’exposition d’un artiste misogyne dont les accusations d’agressions sexuelles semblent noyées au milieu de son héritage artistique.