Logo

Faut-il bannir le mot “pute” de notre vocabulaire ?

Petit joyau de la langue française présent sur toutes les bouches, le mot pute souligne la misogynie de notre jargon.

Par
Mila Branco
Publicité

Pute, histoire d’un mot et d’un stigmate, c’est le titre du dernier ouvrage de la linguiste Dominique Lagorgette, professeure de sciences du langage à l’université Savoie Mont Blanc et spécialiste d’histoire de la langue française. Elle y retrace l’origine du mot et s’intéresse aux nombreux termes renvoyant aux travailleuses du sexe, ainsi que leur portée symbolique. Eh bien, (surprise!) c’est pas joli joli.

Dans cette étude d’utilité publique, Dominique Lagorgette analyse les fondements putophobes – et plus largement misogynes – qui façonnent notre douce langue française. Paru en avril 2024, Pute: histoire d’un mot et d’un stigmate dresse un tableau révélateur des représentations culturelles des femmes depuis le Moyen Âge. Les mots évoluent, se transforment, changent, mais leur portée symbolique reste inchangée: profondément sexiste et persécutrice à l’encontre des femmes.

Qu’est ce que l’origine étymologique du mot pute traduit de l’image de la prostituée ?

Publicité

Au départ le terme est employé dès le Moyen-âge comme un adjectif qui renvoie à la saleté physique, puis morale. Pendant assez longtemps, l’adjectif reste très présent pour désigner ce qui est sale, associé à des personnes de la gent masculine. Le point essentiel c’est que le sens est négatif, il n’est jamais positif, il renvoie à l’ordure. Et puis plus tard, il va servir à désigner la prostitution, et plus largement la critique des femmes de mauvaises vie. Dès le XXIIe siècle, on retrouve des traces écrites de l’emploi du terme fils à putain, attestant que l’adjectif est passé substantif: il fait office de nom.

En français on compte plus de 600 mots qui renvoient aux prostituées. Comment expliquer cette abondance lexicale pour une profession pourtant invisibilisée, que l’on peine encore à définir ?

Au 19e siècle on a une explosion du champ lexical de la prostitution car c’est un siècle très moralisateur et en même temps très permissif. Il y a toute une hiérarchie entre prostituées. D’un côté les “grandes horizontales”, qui sont des stars, les prostituées d’un niveau social très élevé, qui tiennent le haut du pavé mondain. D’un autre côté, on va dévaloriser toutes les autres, en particulier celles qui sont sur le trottoir, car elles sont vues comme moins chères et donc moins chics. Mais bien avant le 19e siècle, il y avait déjà énormément de termes pour désigner la prostitution, à cause du mépris. La prostituée prend tous les torts que la société veut bien lui prêter. Et ces termes ne servent pas qu’aux prostituées, au contraire, dans ces 600 termes il y en a beaucoup qui renvoient plus largement aux femmes à qui on prête des mauvaises mœurs. C’est du dénigrement généralisé à toutes les femmes.

Publicité

Dans votre livre vous citez Fatal Bazooka, “Un gars c’est un jeune mec, et une garce c’est une pute/ Un coureur c’est un joggeur et une coureuse c’est une pute”. C’est vrai ça ?

Ah oui, bien sûr! Le français est une langue qui permet ça, et Fatal Bazooka est bien loin d’en avoir la liste complète, il y en a beaucoup d’autres comme l’a démontré l’étude de Marina Yaguello, Les Mots et les femmes, puis celle de Fabienne Baider. D’ailleurs ça marche aussi dans d’autres domaines, avec les objets par exemple. Si on prend par exemple une ménagère, c’est un objet, alors qu’un ménager c’est une personne. La cuisinière c’est la machine, alors qu’un cuisinier c’est même plutôt chic. En fait, la dévalorisation des femmes est systématique dans la langue française, c’est ça que je voulais démontrer à travers cette étude. Un mot qui n’a pas de connotation au masculin va prendre tout de suite une connotation sexuelle et dégradante au féminin.

Aujourd’hui on entend souvent les termes pute, putain et salope dans le langage courant, leur usage proche de l’automatisme relève-t-il tout de même de la putophobie ?

Publicité

Ça dépend complétement du contexte, si vous dites “oh putain j’en ai marre” là il n’y a aucun rapport avec le travail du sexe, c’est plus de l’insulte c’est du juron réflèxe. Ce ne sont pas les mêmes actes de langages que lorsque vous interpellez quelqu’un en lui disant que c’est un ou une “nom d’oiseau”. Dans le cas de l’insulte je ne sais pas du tout si la putophobie est systématiquement intentionnelle, et on n’a aucun moyen de le mesurer. Mais on observe quand même que ces insultes sont associées à des soit-disant mauvaises mœurs et là, oui, ça relève de la putophobie. L’insulte participe aussi de ce que Michel Porret appelle la pédagogie de l’effroi. Lorsqu’une femme est traitée de pute, il y a l’idée que ça doit lui servir de leçon. Par peur d’être stigmatisées, les femmes vont faire attention à leur comportement, et se tenir à carreau.

Bien que les termes péjoratifs utilisés pour les désigner aient été largement diffusés par des hommes, existe-t-il des expressions créées par et pour elles ?

Publicité

Force est de constater que de nombreuses femmes retournent ce stigmate et se revendiquent fièrement comme putes, qu’elles soient travailleuses du sexe ou non. Il y a aussi, par exemple, le syndicat qui s’appelait Les putes. Mais une fois de plus c’est un des phénomènes d’appropriation des termes, un empuissancement, qui leurs sont accolés, et non pas de la création d’un vocabulaire à soi – ou alors, il est assez peu diffusé, il reste dans le groupe. On a déjà vu quelques tentatives de poésie, mais qui avaient aussi été créées par des hommes: fleur de trottoir, belle de jour, belle de nuit, beauté fatale, … Ça parait plus gentil mais ces euphémismes sont généralement utilisés très ironiquement. Beauté fatale par exemple c’est pas un terme neutre, fatal c’est le sort et c’est plutôt le mauvais sort.

Les travailleuses du sexe sont principalement des femmes ou minorités de genre, est-ce que le jugement de valeur moral subsiste lorsqu’il s’agit d’hommes ?

Si déjà la prostitution féminine est très mal vue, la prostitution masculine est un inconcevable au point qu’on a très peu de mots ; n’oublions pas que ce sont les hommes ayant du pouvoir qui créent les mots, le plus souvent, donc leurs tabous sont visibles aussi par le vide. Les hommes travailleurs du sexe prostitués sont doublement dégradés : en tant que prostitués, et par l’attribution de termes associés aux femmes, avec l’idée qu’ils ne seraient pas des “vrais hommes”.

Publicité

Le jugement de valeur est tout aussi violent parce que c’est un impensé, la prostitution masculine. Elle n’est imaginée que vis à vis d’autres hommes dans le cadre de l’homosexualité. Rappelons que l’homosexualité a été soumise au régime de fichage en France jusqu’en 1981, et qu’elle est toujours condamnée par le clergé catholique. Déjà que la prostitution féminine est très mal vue, la prostitution masculine est inconcevable au point qu’on a très peu de mots. Les hommes prostitués sont doublement dégradés : par les stigmates associés TDS, et par l’attribution de termes associés aux femmes, avec l’idée qu’ils ne seraient pas des “vrais hommes”. Le niveau encore au dessus c’est les personnes trans, pour qui il n’y a pas du tout de mots. On va les traiter de monstres ou d’autres mots, mais en termes de description professionnelle c’est encore plus impensable.

Quelles conclusions peut-on tirer de l’analyse de l’évolution des termes désignant les TDS, et leur valeur symbolique ?

Publicité

En fait c’est assez pessimiste, ce qui est terrible c’est qu’on a l’impression que rien ne change. Quelles que soient les luttes et les discours. On imagine qu’ils devraient être plus bienveillants vis-à-vis des femmes et des minorités, et avec l’ultralibéralisme on pourrait se dire que chacun fait ce qu’il veut de son corps, de sa vie, de ses revenus, … mais en fait pas du tout, ça ne marche pas. Ça ne marche pas puisqu’on voit bien que la violence et la stigmatisation continuent, contre les Tds d’une part mais aussi contre toutes les femmes, contre les personnes LGBTQIA+. On continue à toustes les assimiler volontiers à toutes sortes de stigmates. Si on regarde le vocabulaire on n’a pas l’impression que ça s’arrange, on ne note pas vraiment de progression vers le respect, la tolérance, …

Est-ce que rayer les termes putes, salope, putain, permettrait plus de respect ?

Je comprends très bien cette demande de proscrire le mot, et ça me parait tout à fait légitime qu’on le souhaite, mais je pense que malheureusement ce n’est pas suffisant du tout. Tant qu’il n’y aura pas plus d’égalité et de respect entre les gens, les termes continueront de rendre compte de l’état des choses. Les mots sont là parce qu’ils rendent compte des perceptions des autres, de la violence imposée. J’ai bien peur qu’en proscrisant un terme, il y en ait 700 autres qui surgissent.

Publicité

Est-ce que ce n’est pas aussi l’inverse : la violence misogyne survit à travers ces mots ?

C’est sûr, c’est du Butler : plus on réitère et plus la violence prolifère. Mais arrêter le mot putain, d’abord ça va être très compliqué parce que c’est un juron pour beaucoup de monde, ce qui veut dire qu’il sort de manière quasi mécanique. Et puis quand au terme pute, comme insulte, évidemment qu’il faut l’éviter, puisqu’il est putophobe et en plus misogyne, mais il me semble que c’est pas gagné du tout, je suis assez pessimiste sur le fait qu’on arrive à l’évincer. Il faut essayer bien sûr, mais la tâche va être rude