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Faut-il abolir les jets privés ?
Ce week-end, j’ai observé une tendance qui ne m’était pas encore familière, et qui impliquait des aéronefs et Taylor Swift. Rapidement, j’ai appris que c’était parce que l’agence marketing Yard avait publié un rapport sur l’utilisation que font les stars de leurs jets privés, en se basant sur les données publiées par le fascinant compte Twitter @CelebJets.
On y apprenait que T-Swift était la grande perdante (ou gagnante) de ce palmarès, l’utilisation de son avion privé (un Dassault Falcon 7X) ayant engendré 8 293,54 tonnes d’émissions de CO2 entre le 1er janvier et le 29 juillet 2022. C’est 1 185 fois plus que ce qu’un humain normal émet annuellement en moyenne. Se retrouvaient aussi au palmarès Steven Spielberg, Jay-Z, Kim Kardashian, Mark Wahlberg, Oprah et le chanteur country Blake Shelton, pour ne nommer que ceux-là.
Le public semblait particulièrement consterné d’apprendre que certaines célébrités, comme Drake ou Kylie Jenner, utilisent leurs avions pour des vols qui peuvent dans certains cas durer moins de 10 minutes.
Les arguments des internautes scandalisés étaient surtout d’ordre écologique, bien entendu, mais aussi socio-économique : des gens riches détruisent la planète pour se simplifier la vie pendant qu’on nous rappelle de bien recycler nos canettes de soda. Il y a toutefois quelques subtilités manquantes dans ce débat, qui découlent du fait très simple que la plupart des humains ne connaissent rien au monde de l’aviation privée, parce qu’il ne leur sera jamais accessible.
Quel est l’intérêt des jets privés ? Comment ça fonctionne, pourquoi ça existe, et surtout : est-ce qu’on devrait les abolir ?
Comment ça fonctionne ?
Si vous vous êtes déjà acheté un billet d’avion, vous savez que ça coûte cher. Un avion, ça demande d’embaucher un équipage de professionnel.le.s certifié.e.s et ça coûte très cher à maintenir et à remplir d’essence. Pourtant, toute une classe de gens utilise ce moyen de transport onéreux comme vous et moi utilisons les voitures.
On conduit sa voiture jusqu’à son hangar et on embarque dans son avion, qui décolle dans les minutes qui suivent. Tout simplement !
Prenons l’exemple de l’ex-joueur de baseball Alex Rodriguez. S’il veut se rendre de la maison qu’il loue dans les Hamptons à son appartement de Central Park, le trajet lui prendrait un peu moins de 3 h (soit l’équivalent de Paris-Deauville) en voiture, ou 4 h en train. Mais comme il est propriétaire d’un Gulfstream IV, le trajet en avion de l’aéroport d’East Hampton au hub privé de Teterboro au New Jersey ne lui prendra que 28 minutes. Rajoutons 30 minutes de voiture vers et à partir des aéroports, et il aura mis une heure seulement à passer d’une maison à l’autre. Contrepoids : deux tonnes de CO2 émises, juste pour le vol.
Combien ça coûte ?
Ce que ça aura coûté à Rodriguez pour parcourir ces 65 miles nautiques ? 1 532 euros de carburant, plus les frais pour ses chauffeurs, le pilote, les agent.e.s de bord, les frais de décollage et d’atterrissage, l’entreposage, les aménités à bord. On peut très facilement s’imaginer que ce trajet aura coûté environ 5 000 euros.
Maintenant, la question qui vous brûle les lèvres :
« Mais combien ça me coûterait à moi ? ». Ça dépend d’un million de facteurs, à commencer par votre itinéraire, les dates choisies, le type d’appareil et les aménités qui s’y retrouvent.
Mais admettons que vous voulez juste un aller simple, sans champagne ni écran géant à bord, pour que vous et sept de vos ami.e.s vous rendiez sur la Côte d’Azur. Le vol d’environ une heure à partir de Paris vous coûterait environ 13 000 euros. Et si vous deviez le faire à bord d’un vol Air France régulier ? Un peu moins de 2 000 euros !
Qu’est-ce que ça a de mieux que des vols réguliers ?
Les jets privés, ce n’est certainement pas l’option la plus économique ou écologique. Alors pourquoi autant de gens y ont-ils recours ? Pour la même raison que votre cousin qui a du cash embarque chaque matin dans un Golf 7 GTI ou une BMW X5 pour son trajet de 10 minutes vers le travail, plutôt que de prendre le transport en commun avec les gueux : c’est plus simple, rapide et confortable mais, surtout, c’est son véhicule.
Vous voyez, quand quelqu’un a son propre avion, sa vie cesse de fonctionner comme la nôtre. Fini, faire la queue à l’aéroport, attendre pour son avion, être dépendant des horaires de la compagnie aérienne. On conduit sa voiture jusqu’à son hangar et on embarque dans son avion, qui décolle dans les minutes qui suivent. Tout simplement !
Cette simplicité a toutefois un coût, ce qui fait qu’avoir un avion ne vaut la peine que dans très peu de situations, d’un point de vue économique.
Une économie de partage
Une manière populaire de rendre profitable son avion d’entreprise ? Le louer à autrui lorsqu’il n’est pas utilisé. Ce qui nous mène à parler d’un des gros méfaits reprochés à Drake et Kylie Jenner : des supposés « mini-vols », qui ne durent que quelques minutes.
Par exemple, on cite souvent un vol que Drake aurait effectué à bord de son Boeing 767, décollant de Hamilton, en banlieue, pour se rendre à l’aéroport de Pearson à Toronto, un trajet d’un peu moins de 7 minutes. Ou de vols similaires entre Camarillo et Van Nuys, en Californie, durant environ 4 minutes. « Mais dis donc, ils utilisent leurs avions comme des voitures volantes ! », vous direz-vous. Non, on a déjà des voitures volantes depuis un bout, ça s’appelle un hélicoptère et les riches l’utilisent déjà depuis longtemps (surtout pour se rendre à leurs jets privés, en fait) parce que c’est plus rapide, simple, et infiniment moins cher que de faire voler un énorme Boeing pendant quelques minutes.
« C’est simplement [l’équipage] qui déplace les avions d’un aéroport à un autre, dépendamment d’où ils seront remisés, pour ceux que la logistique intéresse… Personne n’est à bord de ce vol » – Drake
Personne n’est à bord de ces courts vols : ce sont des déplacements entre l’aéroport d’arrivée du propriétaire (ou de la personne qui l’a loué) – souvent de petits aéroports régionaux – et de plus grandes aérogares, où l’avion est entreposé. C’est l’équivalent aérien de déposer son rencard devant le restaurant et aller trouver une place où se garer.
Avoir un avion qui chill dans un hangar, c’est pas idéal d’un point de vue financier, ni pour la manutention de l’appareil. Ces jets sont donc souvent loués à des particuliers ou des entreprises et, plus souvent que l’on peut le penser, pour des causes humanitaires. En effet, plus de 15 000 vols sont effectués chaque année à bord d’avions privés pour l’acheminement de personnel de première ligne, des articles d’urgences et des denrées alimentaires lors de désastres climatiques ou de crises humanitaires.
On peut donc douter du fait que Taylor Swift ait elle-même effectué 170 vols en 210 jours : ça serait un peu abusé, surtout qu’elle n’est même pas en tournée. Mais avec le cash qu’elle a, son jet doit être magnifique et assurément qu’il y a des gens assez fortunés (ou fan de Taylor Swift) pour louer son avion pour leurs trajets lorsqu’elle ne l’utilise pas.
Bien entendu, plusieurs des célébrités interpellées ont dû expliquer à leurs fans comment fonctionne l’industrie de l’aviation privée, incluant Drake. « C’est simplement [l’équipage] qui déplace les avions d’un aéroport à un autre, dépendamment d’où ils seront remisés, pour ceux que la logistique intéresse… Personne n’est à bord de ce vol », a expliqué la star torontoise sur Instagram, à propos du vol Hamilton-Toronto. « OK, mais c’est pire. Ne vois-tu pas comment c’est pire? », a répliqué avec beaucoup de pertinence quelqu’un sur Instagram.
Peut-on les rendre plus écologiques ?
Comme pour l’aviation civile, l’aviation privée doit aussi composer avec les pressions sociales, gouvernementales et environnementales pour trouver des options de rechange aux avions à réacteurs qui brûlent des énergies fossiles. Plusieurs entreprises tentent de créer des aéronefs électriques, mais pour une multitude de raisons, il faudra encore pas mal de temps avant que vous embarquiez dans un vol Air Canada 100 % électrique.
Par contre, les jets privés étant plus petits et souvent conçus sur mesure, Oprah, Drake et Taylor Swift auront probablement délaissé leurs vieux avions pour des modèles plus écologiques d’ici quelques années.
Des gens riches détruisent la planète pour se simplifier la vie pendant qu’on nous rappelle de bien recycler nos canettes de soda.
En attendant, plusieurs célébrités, dont Drake, travaillent de concert avec des compagnies comme Aspiration qui calculent les émissions de CO2 de leurs avions privés et établissent des plans de compensation carbone. De plus, un nombre croissant de compagnies de location d’avions privés incluent dans le prix de réservation un coût dédié à la compensation carbone. Est-ce que ça fonctionne vraiment ? Dur à dire, mais c’est mieux que rien.
L’aviation privée est un désastre écologique, tout comme l’aviation civile. On a été si happé.e.s par toutes les possibilités qu’offrait la démocratisation de ce mode de transport qu’on a pris beaucoup de temps avant de demander aux transporteurs aériens et aux manufacturiers aéronautiques de travailler à rendre leurs appareils plus verts.
S’imaginer que l’on va abolir l’industrie de l’aviation privée ou que le clan Kardashian arrêtera bientôt de se déplacer dans le luxe et le confort de leurs jets privés serait naïf, bien qu’idéal. Est-ce qu’on peut quand même critiquer les gens riches et célèbres pour leurs crimes contre l’environnement engendrés par leur vanité ? Absolument !