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Faut-il abolir la police ?
Le meurtre de Nahel, 17 ans, relance le débat : faut-il se débarrasser de la police ? Le jeune homme a été tué par un policier pour « refus d’obtempérer » le 27 juin dernier. Quinze jours avant lui, Alhoussein Camara, originaire de Guinée, mourait en allant au travail à Angoulême (Charente) dans des conditions similaires. Selon le média d’investigation Basta!, le nombre de personnes tuées par un tir des forces de l’ordre a augmenté, avec respectivement 18 et 26 personnes abattues en 2021 et 2022, soit plus du double que lors de la décennie précédente. À cela, s’ajoutent des violences policières régulièrement documentées.
D’où cette question : la police protège-t-elle l’Etat ou la population ? Les violences policières commises à la manifestation de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), samedi 25 mars, prouvent qu’il est légitime de s’interroger. Dans un rapport rendu public lundi 10 juillet, la Ligue des Droits de l’Homme pointe la stratégie du maintien de l’ordre. « Le choix délibéré des autorités publiques a été d’empêcher l’accès à la bassine quel qu’en soit le coût humain », écrit l’association.
« Sa fonction historique, c’est de défendre les classes dominantes »
Mathieu Rigouste, sociologue et auteur de La Domination policière (éditions La Fabrique) voit « la police est une institution qui, à travers l’histoire, a été construite pour contrôler et réprimer les classes dominées (…) Elle n’est utile que pour maintenir un ordre social inégalitaire.» Ce chercheur militant a analysé l’histoire et la transformation de la police dans l’ère sécuritaire contemporaine. Sa conclusion : inutile de la réformer. « On peut imaginer dissoudre certaines unités, interdire des armes, des techniques…Mais ce qu’on observe, c’est que le bloc de pouvoir ne recule que face à des révoltes généralisées (…) On en fera jamais une institution chargée de défendre le peuple comme elle le prétend, car sa fonction historique, c’est de défendre les classes dominantes. »
Mais d’où vient la police telle qu’on la connaît ? Remontons le temps. En 1667, Louis XIV institutionnalise cette fonction et en fait le bras armé de l’Etat. Puis, la police devient une force publique et évolue dans le traitement des contentieux et les litiges. En 1941, la police est étatisée : la police nationale est instituée dans toutes les communes de plus de 10 000 habitants. Pour Mathis, 23 ans, militant au Nouveau parti anticapitaliste (NPA), la police française a été mise en place, à l’époque, dans le but de s’attaquer aux émeutiers. « La police a été formée à l’école coloniale, à la répression de la population noire et arabe. Elle servait à empêcher les grèves, les révolutions… » À gauche, le NPA fait partie des rares formations politiques à prôner l’abolition de la police, la France Insoumise (LFI) préfère parler de réformes.
Aux Etats-Unis, le courant abolitionniste en vogue
Rencontrés dans un bar du 10e arrondissement, mi-juillet, Mathis et ses camarades préparent une table ronde sur la révolution française « aux origines de la démocratie bourgeoise, la lutte des classes ». À côté de lui, Sam, 22 ans, parle d’une police « par essence violente parce qu’elle sert à maintenir la domination d’un système qui marche sur les inégalités, sur l’oppression, l’exploitation…» Une pensée plus largement partagée en Amérique du Nord où le courant abolitionniste s’est fait une place. « Aux Etats-Unis, il y a eu beaucoup d’écrits et d’organisations communautaires axés sur la demande de réprimer la violence policière en remplaçant leurs fonctions par d’autres types d’interventions », souligne Alex S.Vitale, professeur de sociologie et coordinateur du projet de police et de justice sociale au Brooklyn College et au CUNY Graduate Center.
Outre-Atlantique, la pensée abolitionniste a été renforcée par la colère déclenchée après le meurtre de Georges Floyd, le 25 mai 2020, à Minneapolis. Dans les rangs des manifestants, on pouvait entendre « Defund the police ». À travers ce type de slogan, certains proposaient le détournement des fonds de la police vers les services sociaux, la jeunesse ou le logement. Pour supprimer les forces de l’ordre, la stratégie des abolitionnistes est la suivante : affaiblir, désarmer et dissoudre. Selon Alex S. Vitale, le problème serait que la police aurait une mission trop élargie : « Nous utilisons maintenant la police pour gérer une vaste gamme de problèmes sociaux auxquels elle est mal équipée pour faire face. » il cite la guerre contre la drogue, perçue comme inefficace, un combat qui devrait être remplacé par des interventions moins nocives.
« Construire un cheminement révolutionnaire »
« Il me semble qu’il faut réussir à construire un cheminement révolutionnaire. Soit tenter d’arracher tout ce qu’on peut pour défendre la vie des nôtres (…) Il faut allier ça avec un horizon qui est l’abolition de tous les rapports de domination et pour le coup une transformation générale de la société. L’un ne va pas sans l’autre », affirme Mathieu Rigouste. Le courant abolitionniste s’accompagne donc d’une refonte de la société sur le plan pénal et judiciaire. « La définition des crimes et des délits est dirigée par les classes dominantes, le droit est lui-même le produit de rapports sociaux de domination et de ce qui leur résiste », appuie le spécialiste.
Parmi les alternatives, certains citent la justice réparatrice où la victime joue un rôle majeur et peut bénéficier de la part de l’auteur de certaines formes de réparation. Mais se passer de la police, signifierait aussi « défliquer les luttes », comme, par exemple ne pas encourager les femmes à aller porter plainte si elles sont victimes de viol…Alors que deviendrait le maintien de l’ordre si l’on abolissait la police ? « Le conflit ne se loge pas seulement dans la société mais il existe à l’intérieur de nous ; il faut donc bien qu’il y ait une force d’interposition. Je ne suis pas sûre de vouloir une police communautaire avec des milices. Qu’est-ce qu’il se passerait si l’extrême droite prenait le pouvoir? », s’inquiète Hélène L’Heuillet, philosophe et autrice de Basse politique, haute police (éditions Fayard).
« Il faut une volonté politique à la hauteur de l’enjeu »
Pour la spécialiste, la police est « une force publique au service des citoyens », une instance tierce dans les cas de contentieux. Un État impartial est donc nécessaire pour garantir l’usage de la force publique. Or, la philosophe s’inquiète du fait que la police d’ordre tend depuis une dizaine d’années à devenir partiale, qu’elle rompt le subtil équilibre qui doit exister entre son rôle d’auxiliaire de l’État et son autonomie, l’empêchant de jouer son rôle de médiation : « Il y a maintenant des effets de polarisations et le vote d’extrême droite a grimpé dans la police d’ordre. »
Hélène L’Heuillet appelle de ses vœux une réforme de la police d’ordre, rappelant qu’elle « a déjà été faite en France, après le Second Empire, au moment du rétablissement de la République. Les institutions républicaines avaient “remis de l’ordre” dans une police qui était totalement corrompue et au service du pouvoir. On peut le refaire, mais il faut pour cela une volonté politique à la hauteur de l’enjeu », assure-t-elle. Le chantier est vaste, mais pas impossible…