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Faire du ménage sur Youtube pour rémunérer le travail domestique ?

Plongée dans l’univers des cleanfluencers.

Par
Capucine Japhet
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Il est 8 heures dans la province de Gyeonggi en Corée du Sud. C’est habituellement à ce moment-là que Sue se lève et s’attèle à la préparation du petit-déjeuner. « J’essaie de faire des plats différents tous les matins, je pense que c’est bien pour ma fille de varier les repas. » Généralement, après avoir écouté les informations, nettoyé un peu la maison, elle s’empare de sa caméra et commence à se filmer. Sans montrer son visage, Sue multiplie les plans, fait des zooms sur ses mains lorsqu’elle est en train de cuisiner ou de nettoyer. Dans des vidéos à l’esthétique très léchée, la Youtubeuse connue sous le nom de Hamimommy documente son quotidien de mère au foyer. « Je filme entre 4 et 5 heures par jour du lundi au mercredi puis j’édite la vidéo du jeudi au samedi », m’a-t-elle expliqué. Avant de comptabiliser plus de 600 000 abonné·es sur sa chaîne, Sue a travaillé sept ans pour Korean Air. A la naissance de son enfant, elle prend un congé maternité et ne retournera plus travailler. « Pendant que ma fille était à la garderie, j’ai finalement pu prendre du temps pour moi. J’ai donc décidé de montrer ma nouvelle vie sur Youtube ». Aujourd’hui, cette activité lui rapporte autant d’argent que son précédent job, tout en restant à la maison.

Capitaliser sur les tâches ménagères

En regardant beaucoup de vidéos lifestyle sur Youtube, j’ai commencé à croiser la route de “cleanfluencers”, en général des femmes qui se filment en train d’effectuer des tâches ménagères. Gabrielle Stemmer a passé du temps à décortiquer ces contenus et s’est intéressée aux Youtubeuses américaines. Elle en a fait un film documentaire Clean with Me (After dark). « Quand je regardais ces vidéos-là, je me demandais pourquoi ça m’intéressait, sachant que je n’avais pas du tout le même mode de vie que ces femmes-là et que je ne fais pas du tout le ménage. C’était un peu ça le point de départ du film, c’était un peu ouvrir une réflexion sur qu’est-ce qui peut nous amener à regarder ce genre de vidéos et en fait, au fur et à mesure, j’ai recentré le film sur les Youtubeuses cleanfluenceuses. »

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En un travail de montage de vidéos Youtube sans voix-off, la réalisatrice montre le quotidien des influenceuses tout en soulignant le sentiment de solitude et d’anxiété qu’elles peuvent ressentir. « Au début, Youtube, c’était un hobby pour toutes les personnes qui ont commencé à faire des vidéos et en particulier pour ces femmes-là. C’était un moyen de montrer ce qu’elles savaient faire, de chercher aussi de la reconnaissance et une communauté. En fait, c’est devenu un business. »

C’est ce que me raconte la Youtubeuse américaine Amanda alias This Crazy life, suivie par plus de 300 000 personnes. « Je sortais d’une dépression post-partum avec notre troisième fils et c’était un peu un moment de solitude. Je voulais faire quelque chose pour moi donc j’ai commencé la chaîne et peu de temps après ça a décollé, on ne s’y attendait pas ! »

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Le succès de sa chaîne Youtube est tel que Kyle, son mari, doit quitter son travail pour s’en occuper à temps plein. Amanda est le visage des vidéos, son conjoint est principalement en coulisses. « Je trouve ça incroyable qu’Amanda arrive à s’emparer du travail domestique pour soutenir notre famille et nous donner la liberté qu’on n’aurait pas pu avoir autrement », confie-t-il. Tous les deux font ainsi vivre leur foyer avec des vlogs sur leur vie familiale et des contenus de ménage. « Je trouve que c’est cool parce que ça inspire et motive les autres qui ont des difficultés. Parfois, tu n’as pas forcément envie de cuisiner tout le temps ou de nettoyer mais si tu vois d’autres personnes le faire, ça va t’inspirer et te motiver à le faire », assure la Youtubeuse.

Visibilisation du travail domestique

Bénédicte, la quarantaine, habite dans le sud-est de la France avec son conjoint et ses deux enfants. En 2016, elle a commencé à s’intéresser à des Youtubeuses qui proposaient des contenus de ménage. « J’ai suivi des Américaines qui faisaient ça, et je me suis rendu compte que j’allais aussi nettoyer ma maison, pratiquement sans m’en rendre compte. Et, à force d’aller nettoyer quand je regardais les autres, je me suis dit que ça avait un effet assez magique et thérapeutique. Quelques années après, je me suis dit : ‘Et pourquoi pas moi ?’ C’est comme ça que je me suis lancée. »

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Bénédicte, “Little Béné”, a démarré son activité en 2019 comme un hobby. Elle est aujourd’hui suivie par plus 11 000 personnes. « Je ne me considère pas du tout comme cleanfluenceuse ! Je fais juste le ménage chez moi en me filmant pour motiver d’autres personnes. Je pense qu’on peut résumer ça comme ça. Et du coup, ça me motive aussi ! » De cette activité qui lui prend entre 3 et 10 heures de temps par vidéo en fonction de leur nature, elle touche un revenu de 300 euros par mois en moyenne.

« Le travail domestique a toujours été renvoyé à une forme de travail invisible, non-reconnu, dévalorisé socialement et économiquement et assigné aux femmes. Donc là ce qu’on voit et qui est assez intéressant, c’est qu’on assiste à une visibilisation du travail domestique », explique Nicole Teke, doctorante en sociologie et co-fondatrice du Collectif pour un Droit au Revenu. Cependant, la visibilisation du travail domestique ne garantit pas forcément sa valorisation. « J’ai l’impression, de ce que j’en ai vu, qu’il s’agit majoritairement de femmes influenceuses qui s’adressent à d’autres femmes donc en fait qui ne réinterrogent pas toutes les normes de genres, l’assignation du travail domestique aux femmes, voire l’impression que ça créerait une nouvelle forme de ménagère 2.0. »

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« Ça diffuse des valeurs patriarcales »

Gabrielle Stemmer a suivi des Youtubeuses qui prônent un schéma très traditionnel de société plutôt qu’un moyen de sortir de l’assignation aux tâches ménagères. « Pour moi, ça diffuse des valeurs patriarcales et capitalistes. Sous-couvert d’émancipation féminine, certaines utilisent des mots comme “empowerment”, pour moi ce n’est pas du tout féministe. Dans ce milieu-là, il y en a qui ne sortent pas de chez elles pendant des jours et quand elles sortent, c’est pour faire les courses. Elles diffusent ce modèle-là à toutes les femmes et jeunes filles qui les regardent, c’est-à-dire que le bonheur se trouve dans le foyer, dans la figure maternelle », souligne-t-elle. « Dans mon film, j’ai voulu montrer les supers Youtubeuses très connues qui gagnent beaucoup d’argent avec ces vidéos-là et en fait, aller de plus en plus vers les femmes qui essaient de les copier mais qui ne bénéficient pas de la même notoriété, ni des mêmes revenus et qui font ça juste pour chercher un remède à leur solitude. »

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Nicole Teke fait le parallèle avec l’étude sociologique La marchandisation de loisirs féminisés : une forme de revalorisation ? menée par Anne Jourdain et Sidonie Naulin. « Elles parlent des mompreneurs, les mamans entrepreneuses, qui alimentent le mythe du “having it all” donc le fait de pouvoir concilier à la fois vie familiale et vie professionnelle. Elles démontrent que si certaines influenceuses en vendant leur artisanat, ou faisant des blogs de cuisine peuvent s’en sortir en gagnant beaucoup beaucoup d’argent, en fait, il s’agit d’une minorité et la plupart d’entre elles l’utilisent comme un salaire d’appoint. On revient vraiment au modèle de la femme au foyer du début du XXe siècle. »

Bénédicte ne s’est pas lancée dans cette activité Youtube pour l’argent et estime que la rémunération du travail domestique est une question politique. Elle confie avoir du mal à concevoir qu’il puisse être rémunéré. « C’est vrai que les femmes en font plus que les hommes en général, la charge mentale est importante, et rémunérer leur travail à la maison pourrait peut-être les valoriser. Si faire le ménage chez moi me permet d’en vivre, j’en serais la première ravie mais je ne vais pas pour autant produire des vidéos ‘pour produire coûte que coûte.’ »

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Quant à Sue qui se considère à la fois comme une femme au foyer et une femme d’affaires, elle assure qu’au-delà de l’argent, cette activité lui permet avant tout de pouvoir passer plus de temps avec sa fille. « En Corée, on dit : “Quand les gens sont heureux à la maison, tout va bien !”, et je pense que c’est tout à fait juste. Le travail domestique est très important, il permet de créer un environnement où ma famille et moi pouvons vivre une vie saine et heureuse et se reposer confortablement à la maison. »