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Ce matin encore vous vous êtes réveillés avec la tronche de ____ (je vous laisse mettre le nom de n’importe quelle personnalité publique détentrice d’une sale gueule, moi je ne veux me brouiller avec personne et surtout pas Angela Merkel). C’est comme ça, il y a des jours avec et des jours sans, ces fameux jours où l’on se sent… moche. Mais c’est quoi “moche” ? Comme toujours, Alain Rey a la réponse. Dans son Dictionnaire Historique de la Langue Française (un ouvrage presque aussi haletant que Harry Potter) on apprend que le mot est formé sur le verbe argotique “amocher” lui-même dérivé du substantif “moche” qui a d’abord qualifier un “écheveau de fils”, variante du francique “mokka”, “masse informe” qui a donné “moque” pour “mie de pain”. Vous n’avez rien compris ? C’est normal la langue française est plus tordue qu’un trombone. Retenez que ce qui est moche, c’est surtout ce qui est mou, informe (ne troque-t-on pas encore aujourd’hui la “motte” pour la “moche” de beurre en Normandie ?)… mais pas forcément ce qui est nul.
A quoi bon être beau ? Certes, selon quelques études obscures, les beaux seraient mieux payés, plus heureux, plus facilement élus, et moins condamnés pour leurs crimes. Bon. Ça fait réfléchir. Toutefois, est-ce que ça en fait des gens biens pour autant ? NON ! D’autres études montrent que d’un côté la beauté inspire la méfiance (en ce qui concerne les femmes elle peut même être un stigmate de bêtise), et de l’autre, les gens qui se trouvent beaux seraient moins enclins à l’empathie et à lutter contre les injustices sociales (je vous rappelle que Staline était un énorme BG). Bien sûr, toutes ces études sont à prendre avec des pincettes car, n’en déplaisent aux thèses physiognomoniques chères au XIXe siècle, on ne peut pas prédire de la personnalité d’une personne sur les traits de son visage, peu importe qu’on les trouve beaux ou moches. Eh oui Jamy, la beauté c’est avant tout une histoire de perception et donc… de subjectivité.
Bonne nouvelle ! On est tous le moche (ou le beau) d’un autre. Et ça, le personnage de Durandeau l’a bien compris dans la très courte nouvelle Les Repoussoirs de Zola. En dressant le constat qu’une femme au physique sans éclat se met à resplendir dès lors qu’on lui accolle une moche, Durandeau décide de monter son agence de moches. Un moyen de faire du flouze pour aider les moins moches à paraître plus belles, “la laideur de l’une a grandi la beauté de l’autre”, sorte de prostitution inversée dont la terrible cruauté faite aux femmes n’échappera à personne. D’autant plus que dans la nouvelle, la majorité des femmes qui se présentent à l’agence pour faire office de laiderons embellisseurs sont des jeunes femmes charmantes (pas surprenant, Bella Hadid s’est longtemps estimée comme la “sœur moche” de Gigi). Preuve en est que la beauté n’existe que dans le regard des autres, et surtout des hommes en l’occurrence. Alice Sapritch, bijou d’autodérision, était souvent moquée pour sa laideur (notamment par l’autre naze de Thierry le Luron) et a même tourné dans une pub pour Jex Four qui commence ainsi “Avant j’étais moche”. Il va sans dire qu’elle n’avait rien d’une vilaine. Heureusement qu’il existe des Julien Barthelemy (Stupeflip) pour redorer le blason des guenuches avec l’incontournable tube “Gem lé moch’”:
J’aime celles qui sont toutes cassées, les trop grosses et les ratées
Les ravagées toutes ridées, café, clope au petit déjeuner
J’aime celles qui sont plus toutes belles, qui s’font pousser les aisselles
37 ans toujours pucelle mais des yeux d’veau qui t’ensorcèle
J’aime les filles qui s’laissent aller, feu au cul et mal fringuées
Il est curieux de remarquer à quel point la culture du moche a envahi la sphère quotidienne, comme en témoigne l’essai d’Alice Pfeiffer Le goût du moche. La journaliste mode montre avec brio comment le moche est devenu cool : sur le web (on ne dénombre plus les /AskReddit ugly “quelque chose” pour compiler des photos de trucs moches que ce soit des chiens ou des designs foireux) et bien sûr dans la mode (les crocs, les Uggs, les pulls de Noël, les strass et toute la collection printemps/été/automne/hiver de Balenciaga). Bref, le moche est fun. Et on peut remercier l’avènement des cultural studies qui ont grandement contribué à théoriser sur l’esthétique du moche, oeuvrant ainsi à rendre le cheum accessible à tous ; “Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille” pour piquer les mots de Victor Hugo dans la préface de Cromwell. Bien plus inclusif que le beau, le moche serait-il woke ? N’exagérons rien, ce serait trop beau.
Dans La culture du Pauvre, Richard Hoggart qualifie d’attention oblique celle que l’on porte avec un regard amusé sur un objet moche, de manière à le mettre à distance. Une sorte de second degré ou de double lecture. Mais s’il faut avoir la culture “adéquate” pour cette forme d’appréciation, cela induit que ceux qui n’ont pas la même grille de lecture et adulent au premier degré ce t-shirt à l’effigie de Johnny Hallyday continuent de passer pour des gros nuls. En gros, les gens qui adorent les boules à neige sont des beaufs, tandis que ceux qui adorent la boule à neige à 500 balles de Jeff Koons sont des cools parce que c’est super drôle comme second degré (et tellement hilarant de raquer la moitié d’un smic dans un tel objet désuet). Pas si simple pour quiconque donc de s’octroyer le droit de dire ce qui est moche et ce qui ne l’est pas.
Que ce soit pour le choix douteux de vos vêtements ou l’injustice physique dont vous estimez être victime, l’important à retenir c’est que le beau quel qu’il soit est soumis aux lois de la mode et des goûts. Ce qui est beau aujourd’hui sera ringard, kitsch, vulgaire ou dégueulasse* demain tandis que la mocheté est et restera toujours moche jusqu’à ce que cette absurdité géométrique qui vous sert de faciès acquiert par hasard un jour une valeur esthétique (cf. Rossi de Palma qui a déclaré “on ne sait pas si je suis une belle moche ou une moche belle”).
Loin de moi l’envie de porter un discours mielleux sur votre beauté intérieure, dopé aux citations inspirantes et mièvres qui prônent la bienveillance. Au contraire, j’aurais presque tendance à rejeter la complainte du moche, paroxysme d’égocentrisme. Mon conseil est simplement d’ordre pratique. On se fiche que vous soyez beau ou moche, inutile donc de perdre votre temps à viser le beau, il est bien trop fragile, éphémère et coûte beaucoup plus cher qu’une alimentation bio. La mocheté, c’est une valeur sûre, durable et résolument punk. Vivent les moches.
* NDRL, je reprends à mon compte le savoureux chapitrage de l’essai d’Alice Pfeiffer qui explore chaque facette du moche : ratage, kitsch, ringard, vulgaire, dégueulasse, joli-laid, néomoche.