Logo

Est-ce une bonne chose si Kiss refuse de mourir ?

Quand notre peur de la mort nous empêche de profiter de la vie.

Par
Benoît Lelièvre
Publicité

Le légendaire groupe rock Kiss jouait ce qui se veut son « dernier concert » samedi dernier, au Madison Square Garden. Prenez toutefois ça avec un grain de sel : Kiss ont le gène de Michel Drucker et ils ont déjà fait leurs adieux quelques fois déjà.

Sauf que ça pourrait techniquement bel et bien être leur dernier concert en chair et en os, parce que le groupe a révélé, après le dernier rappel, leur avatars virtuels qui prendront désormais leur place en spectacle. Oui, oui. Vous avez bien lu. Kiss va continuer de partir en tournée, juste pas physiquement. Si Gene Simmons et Paul Stanley, tous deux septuagénaires, prennent effectivement leur retraite, leur marque continue de vivre et d’engranger des profits grâce aux miracles des technologies de l’information.

Publicité

Ainsi, si vous kiffez Kiss, en plus de pouvoir écouter en boucle un catalogue extrêmement riche (quoi qu’un peu inégal) de 24 albums, vous pourrez même les voir en concert et ce, bien longtemps après la mort de ses membres fondateurs.

La question qui s’impose : à partir de quand ça commence à être malsain, tout ça ? Est-ce qu’on peut vivre dans un monde où personne ne meurt vraiment et rien ne finit jamais ?

L’annulation lente du futur

Le regretté philosophe britannique Mark Fisher avait vu le coup venir.

Dans son essai The Slow Cancellation of the Future, il aborde l’accès grandissant au passé par l’entremise de la technologie comme une remise en question de la linéarité du temps. Si le temps était comme une ligne droite unidirectionnelle avant l’arrivée d’Internet, Fisher donne l’image du temps à l’ère digitale comme une pataugeoire géante. Le passé et le présent y sont désormais accessibles au même degré.

Publicité

Pour vous donner un exemple concret, c’est comme lorsque la nouvelle production originale Netflix est accessible dans la même rangée que The Office et les cinq films d’Indiana Jones… ou lorsqu’un jeune groupe doit faire compétition avec des avatars virtuels de Kiss pour votre budget mensuel de concerts. Avouez-le, maintenant que vous avez The Office à portée de main, vous allez regarder The Office pour une 91e fois avant de vous investir émotionnellement dans une série peuplée de personnages que vous ne connaissez pas et qui ne seront peut-être pas à la hauteur de vos attentes.

Du moins, pas à la hauteur de Michael, Dwight, Jim et les autres.

Le fait est que le passé occupe beaucoup plus de place dans nos vies et dans notre culture qu’il en occupait avant le début de la série d’innovations technologiques démarrée par l’arrivée d’Internet dans nos vies.

Publicité

Plus le passé occupe de place, moins le présent peut s’affirmer et moins les nouvelles idées peuvent vivre.

Parce que selon Fisher (et selon moi aussi), les idées nouvelles ont besoin du vide laissé par les anciennes afin de naître. En ne laissant jamais mourir des idées comme Kiss, Star Wars ou, disons, Fast & Furious, on parasite en plus d’handicaper la créativité de générations entières subséquentes.

Ces idées vivent encore parce que les gens en demandent, mais les gens en demandent parce que ces idées vivent encore. Vous comprenez le problème ?

Dans The Slow Cancellation of the Future, Mark Fisher donne en exemple son premier contact avec le groupe anglais Arctic Monkeys, en 2002. Il croyait alors avoir affaire à un groupe post-punk des années 80 dont il n’avait jamais entendu parler, même s’il est un spécialiste en la matière.

Par ailleurs, vous avouerez que:

Publicité

De nos jours, vous pouvez écouter Joy Division ou vous pouvez écouter Arctic Monkeys. Vous pouvez même écouter les deux. L’un est une déclinaison de l’autre. Ils peuvent être sur la même playlist et vous n’aurez jamais l’impression d’écouter des artistes d’époques différentes.

Le futur s’annule tranquillement pour laisser place à un présent éternel où on vit en colocation avec un passé de plus en plus lourd.

Comment diantre laisser Kiss mourir ?

Quand je dis qu’il faut laisser Kiss mourir, je ne suis pas en train d’essayer de vous convaincre qu’il faut arrêter de les écouter, ni même de vous forcer à oublier leur existence. Ce que je souhaite, c’est qu’on arrête d’acheter leurs produits.

Ça, c’est possible. Regardez ce qui se passe avec Marvel et ses super héros tous pareils. Que vous soyez fans ou non, il faut l’avouer: l’après Avengers : Endgame ne se déroule pas très bien. Le seul film qui a refait son budget en 2023, c’est le dernier Guardians of the Galaxy. The Marvels se classe bonne dernière au niveau du chiffre d’affaires du Marvel Cinematic Universe et le dernier Ant Man (leur autre grosse sortie de 2023) n’est pas très loin du fond, non plus.

Publicité

Après nous avoir fait vivre des aventures pendant près d’une décennie, les gens commencent à être lassés de Marvel et Disney commence à moins rentrer dans ses frais.

Est-ce que les films de super héros vont arrêter d’exister du jour au lendemain ? Non, mais on va peut-être en faire moins et espacer leurs sorties, le temps qu’on s’ennuie un peu et, surtout, qu’on puisse découvrir d’autres trucs. Attention, c’est bien de savoir ce qu’on veut dans la vie et c’est OK d’aimer les films de super héros. Après tout, vous avez sûrement passé une bonne partie de votre vie adulte à vous en faire servir, mais il y a aussi plein de choses que vous ne savez pas encore que vous aimez, simplement parce qu’on ne vous les a jamais offertes.

En plus, les gens qui possèdent la créativité pour les produire n’y ont peut-être même jamais pensé ou eu l’opportunité de travailler sur ces nouvelles idées parce qu’ils et elles étaient trop occupé.e.s à faire la piasse sur les films de Marvel.

Publicité

C’est pour ça qu’il faut laisser les films Marvel mourir, tout comme les concerts de Kiss. Parce qu’il faut que les choses finissent pour que des nouvelles commencent. Rassurez-vous, Gene, Paul, Ace et Peter ne vont pas tomber dans l’indigence, et leur succession non plus. Vous aviez 50 ans pour les voir en spectacle. Si vous n’y êtes pas arrivés jusqu’à maintenant, c’est peut-être que vous ne le vouliez pas vraiment.

Comme ça, les salles de concert que les avatars de Kiss ne rempliront pas, pourront enfin aller à de nouveaux artistes, des nouveaux styles musicaux et peut-être même de nouvelles formes d’art. Qui sait ?