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Est-ce qu’on va vraiment retourner au cinéma, comme “avant” ?

Comme si tout le monde allait se précipiter dans les salles dès ce mercredi...

Par
Stéphane Moret
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On a enfin une date pour la réouverture des cinémas en France : ce mercredi 19 mai. Enfin, si tout se déroule bien, si le Covid-19 nous laisse un peu tranquilles. Les salles de ciné vont rouvrir, des films seront enfin projetés : mais va-t-on seulement y aller, au cinéma ? Le monde a quand même bien changé en un an. Et le cinéma est certainement l’art qui a pris le plus cher.

Quand j’étais adolescent, j’allais beaucoup au cinéma. (…) Et je gardais mes tickets comme des trésors.

Quand j’étais adolescent, j’allais beaucoup au cinéma. Plus d’une centaine de fois par an. Pendant la fête du cinéma, j’enchaînais les films à 10 francs, pour m’en taper quasiment 20 à la suite en 3 jours. Et quand j’y allais le mercredi, j’enchaînais 2 à 3 séances selon ce qui sortait ce jour-là. Et je gardais mes tickets de cinéma, comme des trésors. A la fin de l’année, je les comptais, je faisais des statistiques mois par mois, et j’essayais de battre mon record de l’année précédente… 115… 123… Aujourd’hui, ce temps me semble révolu. Pourtant, j’ai certainement vu plus de films que ça, cette année. Mais quasiment aucun au cinéma. Parce que, avec le confinement et les salles fermées, je pense qu’on a tous fait un peu pareil : au début, on a ressorti nos DVD et Blu-Ray cultes, et puis on a séché notre playlist sur Netflix, avant de prendre un abonnement à Disney+ ou Apple+ ou Prime Video et de binge-watcher : du plus culte au plus cul-cul. Maintenant, les chaînes cinéma payantes (Canal+, OCS, Altice…) diffusent des films 8 mois après leur sortie en salles. La VOD est disponible 4 mois après les salles. Et des films pas encore sortis au cinéma, comme Wonder Woman 1984, ont fait frétiller la vidéo à la demande. Bref, c’était facile de s’enquiller au moins un film par soir, pour un budget raisonnable.

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Pendant ce temps, toute l’industrie la grande famille du cinéma s’est mise d’accord pour gueuler haut et fort qu’il fallait rouvrir les salles, pour s’en prendre à la ministre de la culture en public, jusqu’à la déroutante cérémonie des César de ce début d’année. Et s’ils se trompaient ? Et si c’était déjà mort ? Avec le report de nombreux blockbusters, on a d’abord pensé que les plus petits films prendraient le relais en devenant les locomotives pour attirer du monde en salles, entre le premier et le deuxième confinement. Peine perdue, très peu de films ont rassemblé un gros public, à part peut-être La Bonne Épouse, 30 Jours Max ou Adieu Les Cons. Pour les autres, aucune comédie française ne s’est imposée, aucun film « indé » n’a fait briller son étoile (à part peut-être Drunk, et encore). Les salles sont fermées depuis 6 mois, et on imagine que par la grâce du Saint-Esprit, tout le monde va se précipiter dans les salles dès le 19 mai ? Il faut être un matheux pour résoudre cette équation.

Ils ont besoin des aides du CNC, et donc de sortir leur film au cinéma, pas sur Amazon.

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Une trentaine de films seront à l’affiche le jour de la réouverture, entre nouveautés (Mandibules de Quentin Dupieux, par exemple) et ressorties de films qui n’avaient pas eu un temps d’exploitation suffisant (ADN, Adieu Les Cons…). Ensuite ? 10 à 15 films vont sortir chaque semaine, parce que les distributeurs sont exsangues, et ont des films prêts plein les étagères depuis un an, et que ça s’accumule. Ils ont besoin des aides du CNC, et donc de sortir leur film au cinéma, pas sur Amazon. Aussi parce qu’ils espèrent tirer leur épingle du jeu dans une première phase sans blockbuster américain, et donc tenter de devenir LE succès de la relance. Pas besoin d’être matheux, en revanche, pour commencer à compter les cadavres : il n’y aura pas de place pour tout le monde. D’autant moins car les salles vont devoir respecter un protocole strict, avec une ouverture à un tiers de leurs capacités, et avec un couvre-feu encore en vigueur, progressivement assoupli de 19 à 21 heures puis à 23 heures fin juin. Ne comptez donc pas sur l’effet bouche-à-oreille pour valider le succès d’un film si personne ne peut se rendre dans les salles. Parce que la journée… on bosse, même de chez nous ! Ça vous laisse concrètement jusqu’à 19 heures pour aller vous faire une toile et sortir à la fermeture, à 21 heures, pour aller vous faire un autre film, mais chez vous, dans votre canapé.

D’ailleurs, on y a pris goût à ce canapé confortable pour regarder des films. C’est sûr que ce n’est pas la même expérience qu’être tous ensemble au cinéma, mais on ne va pas se mentir : appuyer sur pause pour aller faire pipi et chercher un petit truc à grignoter dans le frigo, c’est cool aussi. De toute façon, pourquoi respecter un film en le voyant sur un grand écran, dans le format voulu par un réalisateur comme Christopher Nolan, quand de plus en plus de jeunes matent des films sur leur smartphone (ou en streaming en qualité dégueu), et se permettent même de dire tout le mal qu’ils pensent du film sur Youtube dans la foulée ? Hé, ami réalisateur, tu as passé 3 ans de ta vie sur ce film ? Ce youtubeur s’en moque royalement, il a fait l’effort de mater ton film avec son forfait 80Go pour se décréter « critique ciné » et dire que tu n’as pas mis assez de scènes d’action dedans, et qu’il s’est, je cite : « ennuyé ». Mais ce n’est pas de ta faute, ami réal, c’est à cause de l’attention limite dont est capable ce spécimen. Et en même temps, est-ce la sienne, de faute ? Pas totalement.

Pendant cette année bien particulière, le cinéma s’est peut-être tiré lui-même une balle dans le pied, en nourrissant la bête de la SVOD.

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Le nouveau nerf de la guerre pour les médias, web, télé, réseaux sociaux ou jeux vidéo, c’est notre temps d’attention. Nous sommes hyper sollicités de toutes parts, pour passer du temps et consommer de la culture. Alors, forcément, le cinéma en est la première victime, car il faut faire l’effort de bouger, sortir, pour y aller. Et puis, pendant cette année bien particulière, le cinéma s’est peut-être tiré lui-même une balle dans le pied, en nourrissant la bête de la SVOD. Comme certains studios n’avaient pas de revenus, faute de pouvoir sortir leurs films, ils ont revendu à des plateformes comme Netflix ou Prime Video, le droit de diffuser leurs films. On a ainsi vu La Mission avec Tom Hanks sur Netflix, des inédits sur Canal+ comme Judas and The Black Messiah et le dernier Soderbergh, La Grande Traversée, tous deux nommés aux derniers Oscars ; ou encore Un Prince à New-York 2 sur Prime. Quant à Disney, il a reversé des films comme Mulan, Soul, ou Luca sur sa plate-forme Disney+, tant la firme avait de projets encore en réserve. La preuve : 4 films Marvel doivent sortir sur grand écran d’ici la fin de l’année. Quant à Warner, certes ils ont sorti leurs films dans les rares salles ouvertes dans les cinémas américains, mais ils les mettaient à disposition le même jour sur leur plateforme HBOmax. Conséquence : pourquoi claquer 20 dollars par personne (oui, c’est bien le prix du billet aux USA) quand on peut s’abonner pour 15 dollars par mois ? Imaginez les économies pour une famille de 4 personnes, qui aura même la chance d’avoir 2 blockbusters dans le mois (Godzilla Vs Kong et Mortal Kombat). Et l’habitude se prend vite, d’autant que votre abonnement est renouvelé automatiquement chaque mois.

Le seul public qui n’a pas encore pris l’habitude de multiplier les abonnements aux plateformes, ce sont les seniors. Moins connectés, moins pressés, ils ont aussi soif de culture « vivante ». Eux iront plus facilement que leurs petits enfants au cinéma, au musée, voir des expositions… si on leur en laisse l’opportunité. Pass vaccinal ? Masque pendant 2 heures ? Les efforts vaudront-ils le coup pour le prochain Ozon ou Verhoeven ? N’oublions pas que depuis des années, le public jeune a progressivement déserté les salles, et que la seule parade pour ça, c’était la carte d’abonnement, pour aller voir les films en illimité. Or, il y a eu beaucoup de résiliations ces 12 derniers mois, car il n’y avait aucune raison de payer 20 euros mensuels pour voir zéro film. Alors, il va falloir reconquérir les jeunes, bien sûr, mais aussi les vieux, qui pourraient se sentir moins en sécurité dans une salle de cinéma, ou tout simplement ne pas apprécier toutes les contraintes.

Et n’en déplaise au cinéma français, il faut des Marvel, des Warner, des Universal avec leurs blockbusters pour faire revenir les gens dans les salles.

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Alors reste-t-il des raisons d’y croire ? Oui, mais en deux temps. Les deux prochains mois vont être étouffants de sorties, de promotions sur les plateaux pour dire : « Ah oui, on est vraiment contents que notre film sorte enfin ». Ce sera l’heure du grand déstockage, mais qui ne servira à rien sans tête de gondole. Et n’en déplaise au cinéma français, il faut des Marvel, des Warner, des Universal avec leurs blockbusters pour faire revenir les gens dans les salles. Et ça commencera plutôt fin juin/début juillet, avec Fast & Furious 9 et Black Widow. Parce que ce genre de films restera sans doute le seul à motiver un public général à se déplacer en salles pour vivre l’expérience cinéma sur très grand écran, frémir ensemble, rire à gorge déployée, pleurer parce que la musique est un peu plus forte. Les films qui arrivent ont intérêt à valoir le prix. Soit 15 euros sûrement, prix qui devrait devenir la norme pour que les exploitants rentrent de nouveau dans leurs frais. Désolé de dire ça mais, avec tout le respect que j’ai pour eux, ce ne sont pas les prochains films de Lucas Belvaux ou Céline Sciamma, qui sortent en juin, qui vont sauver le Cinéma avec un grand C. Posez la question autour de vous : quel est le film que votre entourage attend le plus ? Est-ce que la motivation sera suffisante pour retourner en salles ? Parce que derrière les sondages et les procès de bonnes intentions, la réalité sera différente, c’est sûr. Si Ipsos ou Sofres nous demandent aujourd’hui : « Avez-vous envie de retourner au cinéma ? », bien sûr qu’on va être 70 ou 80% de personnes à répondre oui. Mais dans les faits, qui va réellement y aller tout de suite, comme un geste de solidarité ? Qui attendra encore un peu ? Qui n’y retournera jamais parce qu’il a installé un super grand écran avec un son qualité cinéma ? Ou pour d’autres raisons, tout simplement parce qu’il a perdu l’habitude ?

Alors, le cinéma est mort ? Vive le cinéma !

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Ne vous méprenez pas : j’adore le cinéma. J’adore poser mes fesses dans un fauteuil qui grince un peu, avec l’accoudoir squatté par mon voisin. J’aime prendre un pop-corn et le manger pendant les bandes-annonces et les pubs. J’aime voir les logos des Gaumont, Pathé, Paramount, MGM juste avant que le film ne commence. Mais peut-on imaginer que je retourne au cinéma 100 fois par an ? J’ai malheureusement déjà la réponse. Alors restons cool, faisons ce qu’on peut, et relativisons un peu cette question de retourner au cinéma. Il y a des choses un peu plus importantes en ce moment. Le cinéma doit rester avant tout… un divertissement. C’est dans sa définition : nous changer les idées. C’est peut-être sa dernière chance, à défaut de sa dernière séance. Alors, le cinéma est mort ? Vive le cinéma !