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Est-ce que la Pat’Patrouille glorifie la police à outrance ?

On a posé la question à des experts en socio.

Par
Jean-Simon Fabien
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Tout le monde connaît Marcus, Ruben, Chase, Rocky, Zuma et Stella. Ils sont cutes et ingénieux, les chiots de la Pat’Patrouille, avec leurs bolides tout équipés. Ils veillent sur Grande Vallée avec le flair et le courage innocent des canidés, mais est-ce que l’existence même de leur escouade ne représente pas une menace pour les citoyens qu’ils protègent?

Peut-on avoir l’assurance que Ryder, le chef de l’escouade canine, une sorte de nepo baby à mi-chemin entre Bruce Wayne et Tony Stark, n’utilisera jamais ses chiots patrouilleurs pour autre chose que les intérêts des citoyens de Grande Vallée ? Après tout, Ryder est aux commandes du drone de surveillance de Chase, le chien policier.

Peut-être que c’est juste Ryder qui ne me revient pas, mais j’ai voulu en savoir plus sur comment la Pat’Patrouille dépeint notre société. Pas pour condamner l’émission et partir en guerre contre Nickelodeon (lol). Quelqu’un s’est déjà chargé de cette tentative d’annulation, de toute façon.

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Je cherche plutôt à comprendre pourquoi j’ai cette impression bizarre que quelque chose ne tourne pas rond à Grande Vallée chaque fois que je regarde un épisode de la série. Est-ce que c’est la faute à Foucault que j’ai trop lu à l’université ? Oui, sûrement, mais pas uniquement.

La culture avant la police

Première piste : cette ville n’offre aucun service et n’a aucune ressource. Dépourvue de capacités, elle s’en remet donc à Ryder et ses chiots pour ses désagréments du quotidien. Avalanche, éboulement, chat égaré, paralume effondré (!), rien n’est à leur épreuve. Pratique.

Mais cette relation entre citoyens et autorité n’est pas un contrat social, c’est une relation transactionnelle. Et ce type de rapport est à la base de toutes les interactions à Grande Vallée.

Outre les liens d’utilité, il n’y a pas de tissu social au pays de la Pat’Patrouille.

C’est pas juste moi qui le dis, c’est aussi la lecture de Mark Fortier, éditeur chez Lux, qui m’a ramené à la théorie de l’État du sociologue allemand Max Weber – un incontournable de mes études en philo-politique – pour illustrer son point. « Dans une vraie société, on ne commence jamais avec la police. Weber a défini le concept d’État par son monopole de la violence légitime, mais dans les faits, ce monopole est secondaire, parce qu’il est précédé par un ensemble de mœurs qui forment la société. »

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Cet ensemble de mœurs communes, c’est la culture. Mais force est de constater qu’à Grande Vallée, elle n’existe pas. Le seul trait partagé entre les résidents semble être la reconnaissance de l’autorité de Ryder.

La question de la culture est d’autant plus intéressante quand on pense à comment les services d’urgence sont pensés et intégrés dans l’urbanisme de nos milieux de vie. Voici l’explication qu’en fait David Gonnet, capitaine au Service de sécurité incendie de la Ville de Gatineau : « On est un service de proximité et notre rôle de premier répondant est d’alléger le système et de décharger les autres professionnels. »

Cette proximité donne aux pompiers un rôle d’acteurs de la communauté et de contributeurs à la société au sein de laquelle ils sont implantés, notamment via la prévention, un rôle qui va au-delà des tâches quotidiennes du premier répondant.

Ryder et les chiots, eux, vivent en retrait de Grande Vallée dans une tour futuriste. Leur fonction se limite à leurs interventions et ils ne contribuent d’aucune manière au vivre ensemble de la cité. On les imagine plutôt isolés à chiller sur leur iPatte (hu hu) pendant leur temps libre.

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Une société utopique ?

Deuxième piste : le monde dépeint dans la Pat’ Patrouille est une utopie fonctionnaliste et la vie en communauté se résume à sa capacité à régler des problèmes. Un fantasme d’une société rodée au quart de tour dans laquelle il est possible de résoudre tous les problèmes par une avancée technique. Go-go gadget aux chiots !

Durant notre discussion, Mark Fortier s’amuse à tracer des comparaisons pour exprimer les limites de la pensée fonctionnaliste.

Je paraphrase : le modèle de société illustré dans Pat’Patrouille serait parfait pour des machines.

Dans un monde où tout a une fonction d’utilité et dans lequel il n’y a pas de place pour les émotions, l’amour n’existerait donc que pour sa fonction reproductive. Or, dans l’amour, il s’exprime quelque chose de beaucoup plus fort que l’utilité : le fait de se réaliser et de s’accomplir soi-même dans le regard de l’autre et le souci pour l’autre, par exemple. Mais cette réalité intangible est insaisissable pour les machines.

Costaud, le dernier paragraphe ? Je résume plus simplement.

La vie doit être vraiment chiante à Grande Vallée, dans cette société d’échanges dépourvus d’émotions.

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« La Pat’ Patrouille, en matière de modèle de société, c’est aussi riche qu’un thermostat : la température baisse, le mécanisme envoie un signal, le radiateur part, ça se réchauffe, nouveau signal, le radiateur arrête. Un problème survient, on envoie les chiots, le problème est réglé et on passe au suivant », illustre Mark Fortier.

La société thermostat : je ne sais pas pour vous, mais moi je trouve qu’il s’agit d’un drôle d’idéal. Je soupçonne que Pierre Fitzgibbon serait sans doute charmé par l’idée.

Pas la vraie vie

Ils sont cutes et ingénieux, Marcus, Ruben, Chase, Rocky, Zuma et Stella. Et c’est bien tout ce à quoi on devrait s’attendre de chiots animés dans une série jeunesse. Après tout, personne n’a jamais demandé à Bob le Bricoleur de lui montrer le KBIS de sa société et ses paiements à l’URSSAF.

Donc, est-ce que c’est cancelled, la Pat’Patrouille ? La réponse courte : quand même pas.

Mais la vision fonctionnaliste de la société telle que dépeinte par l’émission projette une vision tronquée de ce qu’est le vivre ensemble : du dialogue, des émotions et beaucoup de minutes à attendre quand on appelle le 17. C’est peut être pas parfait, mais moi, c’est ce monde là que je choisis 11 fois sur 10.

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Et un examen en profondeur de la propriété de Nickelodeon permet aussi de faire des parallèles avec l’état de notre propre société et la vision de nos dirigeants.

Parce que le gouvernement Macron, à l’instar de l’administration de Grande Vallée, a lui aussi recours à des instances privées pour régler des questions qui devraient plutôt être de l’ordre du savoir public.