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Est-ce que c’est correct de pleurer au travail ?
Que celui ou celle qui n’a jamais pleuré au travail (ou n’en a jamais eu envie) me jette la première pierre.
Confidence : puisque j’ai la larme facile, il m’est parfois arrivé de pleurer au travail. Trop-plein d’émotion, joie, peine, frustration : mes collègues et mes boss ont eu à me tendre une boîte de Kleenex à quelques reprises.
Ceci étant dit, j’ai toujours travaillé dans des milieux assez libéraux, où les émotions étaient les bienvenues. Mais je sais bien que ce n’est pas la norme dans tous les domaines.
À une époque (post)pandémique où les frontières entre le travail et la vie personnelle sont plus brouillées que jamais, comment les effusions de larmes sont-elles perçues dans la sphère professionnelle ?
Vaut-il mieux se cacher aux toilettes pour pleurer ou est-ce acceptable de le faire aux vues de tous et toutes ?
Le tabou des larmes
De manière générale, quand on sent les larmes monter en public, le premier réflexe est bien souvent de se dire « ressaisis-toi ! » ou « ne craque pas ! ».
Beaucoup de personnes sont portées à aller se réfugier aux toilettes ou dans une salle de réunion vide pour laisser libre cours à leurs sanglots, à l’abri des regards.
Que les sanglots soient attribuables à une situation directement en lien avec le travail (stress, burn out, échec, refus, etc.) ou totalement personnelle (rupture amoureuse, conflit amical, deuil, etc.), les larmes sont toujours vulnérabilisantes. En effet, celles-ci sont une porte ouverte sur notre intimité. Quand on pleure, on dévoile une partie de soi, que l’on parle de souffrance, de peine, de frustration, de désarroi, etc.
C’est pour toutes ces raisons que beaucoup de personnes sont portées à aller se réfugier aux toilettes ou dans une salle de réunion vide pour laisser libre cours à leurs sanglots, à l’abri des regards.
Néanmoins, ce malaise n’est pas seulement réservé à la personne qui pleure. Il est aussi partagé par les témoins de la situation. Quand on tombe sur Guillaume qui pleure dans le couloir du deuxième étage ou sur Yasmine qui a les yeux pleins d’eau devant la photocopieuse, on se sent déstabilisé.e, on ne sait pas comment gérer ça, on a peur d’être maladroit.e.
Si les oiseaux se cachent pour mourir, les employé.e.s se cachent pour pleurer…
Sèche tes pleurs, sèche tes pleurs
« Pleurer n’est pas une émotion en soi, c’est une expression émotive, et les règles d’expression sont en train de changer dans notre société », affirmait récemment la psychologue Julie Ménard en entrevue à Pénélope. « Il n’y a pas de honte à fondre en larmes au bureau », avait-elle ajouté aux côtés du journaliste Olivier Schmouker.
Dans un article publié dans Les Affaires en 2018, ce dernier affirmait d’emblée que « les émotions vives nous inquiètent. Nous nous demandons alors si elles seront considérées par les autres comme une faiblesse. Comme l’aveu de notre incompétence. Comme la preuve indubitable de notre lâcheté face à l’adversité. […] Et ce faisant, nous nous trompons lourdement. »
Les larmes versées par les travailleuses et les travailleurs sont généralement bien perçues par les boss. En effet, 48 % des cadres estiment que « pleurer n’a aucun effet négatif », que « cela montre tout simplement qu’on est humain ». Néanmoins, 9 % des cadres vont jusqu’à dire qu’il est « acceptable de pleurer de temps en temps, mais à condition que cela n’arrive pas trop souvent » (sans quoi cela risquerait de « nuire aux perspectives de carrière » de la personne concernée).
Le sondage de Accountemps nous apprend également que trois cadres sur cinq trouvent parfaitement normal d’éprouver de vives émotions au travail, « même quand ça se traduit par des pleurs à n’en plus finir ». Et qu’en pensent les collègues ? Soixante-deux pour cent d’entre eux et elles considèrent qu’il est tout à fait correct de pleurer au bureau.
Avec ces données-là, on est bien loin du cliché de la stagiaire qui pleure sa vie et qui se fait engueuler par son ou sa supérieur.e hiérarchique.
Les champion.ne.s des larmes
Les données recueillies par le sondage de Accountemps révèlent qu’il existe des différences générationnelles sur le plan des larmes au travail.
« Plus on est jeune, plus on accepte facilement les pleurs au travail, et donc, plus on affiche une intelligence émotionnelle élevée »
En effet, 42 % des employé.e.s âgé.e.s de 35 à 54 ans et 47 % des 55 ans et plus sont plus susceptibles de croire que pleurer aura un impact négatif sur leur réputation. En revanche, seulement 31 % des 18-34 ans considèrent que les larmes au travail sont un signe de faiblesse qui pourrait leur nuire.
« Autrement dit, plus on est jeune, plus on accepte facilement les pleurs au travail, et donc, plus on affiche une intelligence émotionnelle élevée », fait valoir Olivier Schmouker dans Les Affaires.
Mais au-delà des perceptions, une question demeure : pleurer au travail nuit-il à la productivité et à l’efficacité ?
« Les pleurs peuvent souder une équipe, à condition que ceux-ci soient perçus comme l’expression d’une frustration difficile à communiquer, et non d’un désespoir ou d’une tristesse », croit Peggy Drexler, professeure de psychologie au Collège médical Weill de l’Université Cornell. « Cela peut renforcer l’esprit de camaraderie, et inciter les uns et les autres à mieux écouter celui qui pleure, et donc à davantage tenir compte de son opinion. »
Selon l’experte, les pleurs peuvent même accroître la productivité d’une équipe.
« Imaginons le cas où les larmes d’une personne découlent d’une tension insupportable qui règne au sein de l’équipe. Tout à coup, tout le monde va prendre conscience de cette tension et des ravages qu’elle produit, poursuit-elle. Si l’équipe est intelligente, elle va en profiter pour s’attaquer vraiment au problème, ce qui représentera une occasion en or pour coopérer. »
Pour des environnements larmes-friendly
Les entreprises doivent reconnaître que les problèmes de santé mentale de leurs employé.e.s sont souvent le résultat de leur environnement de travail.
Selon une étude américaine récente menée par Mind Share Partners, le pourcentage d’employé.e.s à l’aise de parler de leur santé mentale à leur supérieur.e est passé de 29 % à 40 % entre 2019 et 2021, une hausse que l’on peut fort probablement attribuer à la pandémie. En effet, si la crise sanitaire a de bons côtés, l’ouverture d’un dialogue collectif sur la santé mentale de la population en est très certainement un.
Selon Bernie Wong, directeur chez Mind Share Partners, les entreprises ont un rôle à jouer dans la mise en place d’une culture propice aux partages émotionnels au travail.
« Les cadres peuvent commencer par partager eux-mêmes leurs émotions, croit-il. Ça ne veut pas dire qu’ils doivent s’effondrer devant leur équipe, mais ils peuvent simplement dire des choses comme : “Ce n’était pas une bonne semaine pour moi !” »
Wong croit aussi que les patron.ne.s gagneraient à faire de petits check-in avec leurs employé.e.s de manière régulière. Puisque la majorité des gens ont été socialisés à ne pas montrer de vulnérabilité au travail, ces espaces de discussion pourraient ouvrir la porte au partage d’émotions saines.
Mais cela n’est qu’une partie de la solution. Selon le directeur, les entreprises peuvent prendre des mesures de soutien, par exemple favoriser l’accès aux applications de méditation, comme le fait notamment Google ou Intel.
Toutefois, si elles veulent encourager le partage émotionnel au travail, les entreprises doivent tout d’abord reconnaître que les problèmes de santé mentale de leurs employé.e.s sont souvent le résultat de leur environnement de travail.
« Il n’est pas seulement question de savoir si nous devons laisser le temps de pleurer ou non aux employés, conclut-il. Il s’agit davantage de la façon dont nous créons et renforçons des espaces où chacun se sent en sécurité et libre de partager honnêtement ce qu’il ressent. »