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Entrevue : Valérie Rey-Robert – La téléréalité, sexism machine

Vous le sentez, ce relent conservateur devant Les Reines du shopping ?

Par
Pauline Allione
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Des Marseillais à Koh Lanta en passant par Incroyables transformations et Mamans et célèbres, que disent ces émissions de télé-réalité sur la société, la réussite ou encore les rôles sociaux ? Spoiler : ce n’est ni le progressisme, ni l’inclusivité qui occupent le petit écran.

Dans son dernier livre Téléréalité : la fabrique du sexisme, l’essayiste et militante féministe Valérie Rey-Robert passe au crible ces programmes que l’on aime tant mépriser.

Vous êtes vous-même consommatrice de téléréalité, à quel moment avez-vous eu envie d’écrire ce livre ?

Ça faisait un moment que ça me trottait dans la tête mais lorsqu’il y a eu un embryon de #MeToo de la téléréalité, je me suis rendu compte que très peu de médias traditionnels s’y intéressaient. Plus tard, quand les victimes de PPDA ont fait la Une de Libération, une autre affaire a éclaté et un candidat (Illan Castronovo, ndlr) a été accusé d’agressions sexuelles. On en a plus parlé que la première fois mais encore relativement peu, et j’ai réalisé qu’il y avait vraiment une justice de classe parce que les candidates de téléréalité subissent un mépris de classe.

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Les émissions de téléréalité véhiculent-elles toutes les mêmes valeurs ?

Je ne m’intéresse qu’aux émissions françaises dans mon livre, et oui elles véhiculent toutes la même idéologie extrêmement réactionnaire. Je les compare aux manuels d’éducation à l’usage des jeunes filles qui existent depuis le XVIIIème siècle : ces émissions sont prescriptives de ce qu’est la bonne féminité, soit une féminité blanche et bourgeoise, et de ce qu’est la bonne famille, soit une famille hétérosexuelle avec des enfants. Les candidates, très souvent issues des classes populaires, doivent se conformer à cela en espérant réussir, parce que le discours sous-jacent de ces émissions est que le féminisme est déjà un acquis. C’est l’avènement du girl power et de l’individualisme : si une femme met toutes ses forces dans la bataille, elle réussira. Les inégalités structurelles, les discriminations, le racisme et le sexisme sont inexistants.

Vous comparez les émissions de coaching aux guides de savoir-vivre pour jeunes femmes, en quoi en sont-elles les héritières ?

Si on prend des émissions comme Incroyables transformations sur M6 ou Les Reines du shopping, on retrouve des coachs tout à fait semblables, dont Cristina Cordula. Ces dernières sont censées incarner une féminité blanche et bourgeoise qui s’abaisse à donner des conseils aux femmes des classes populaires, sous couvert d’une fausse bienveillance et après une bonne dose d’humiliation. Cela renvoie l’illusion aux candidates qu’une fois ces codes acquis elles pourront sortir de leur classe sociale, mais les dés sont pipés dès le départ.

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Par quels procédés les corps féminins et masculins sont-ils traités différemment à l’écran ?

À part quelques rares exceptions, tous les corps sont extrêmement normés, bronzés et avec toutes les caractéristiques sexuelles secondaires masculines et féminines. Hommes et femmes sont en maillot de bain à toute heure du jour et de la nuit, mais les femmes ont des tenues imposées qui sont un savant mélange de maillot de bain trop étroit et de vêtements moulants ou troués qui laissent voir leur anatomie. On le voit aussi dans Koh Lanta, où le maillot de bain deux pièces est obligatoire pour les femmes, ce qui n’a aucun sens durant les épreuves. Il y a quelques années, l’émission Les princes de l’amour mettait en scène des hommes supposément à la recherche de l’amour, et ils commentaient les prétendantes qui arrivaient comme des bouts de viande. L’émission s’appelle maintenant Les princes et les princesses de l’amour et les femmes commentent également l’arrivée de leurs prétendants, mais il n’en demeure pas moins qu’une femme est beaucoup plus facilement objectivée qu’un homme, patriarcat oblige. Les réflexions ne sont pas du même genre, et un homme objectivé ne subira pas de slutshaming sur les réseaux sociaux.

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De la même manière que les corps, l’intellect et les affects sont également extrêmement genrés. En quoi la téléréalité véhicule-t-elle une vision essentialiste des hommes et des femmes ?

Beaucoup de candidat·es de téléréalité ne sont pas cultivé·es, ce qui ne veut pas dire qu’il·elle·s sont bêtes mais qu’il·elle·s peuvent sortir de grosses bourdes, or les bourdes des femmes sont beaucoup plus mises en avant que celles des hommes. Une grande partie des candidates se disent que jouer les idiotes leur permettra de buzzer, et c’est un outil intéressant à étudier parce que c’est une agentivité (définie par Noémie Marignier comme « la manière dont [les femmes] entretiennent, créent ou déjouent les rapports de domination en contexte », ndlr) de leur part : elles en jouent pour se faire connaître et se sortir de situations périlleuses, comme quand Maeva Ghennam parlait de son vagin de 12 ans. Mais cela se retourne aussi contre elles parce que tout le monde les prend pour des connes. Et quand vous prenez les stéréotypes des candidat·es de téléréalité, aucun homme n’est qualifié d’hystérique comme ont pu l’être des candidates comme Mélanie (aka Mélanight, ndlr) ou Amélie Neten.

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En une décennie, Julien et Manon Tanti sont devenu·es des personnages incontournables des Marseillais et sont désormais montrés dans leur vie de famille. Pourquoi représentent-ils des candidat·es idéaux ?

Il y a beaucoup d’appelé·es et très peu d’élu·es dans la téléréalité, et Julien Tanti a très bien compris ce qu’était un bon candidat. Il s’est imposé et continue à le faire en étant marié et père de deux enfants, principalement en créant des problèmes chez les autres. Julien et Manon Tanti ont été les premier·es en France à mettre en avant leur mariage dans une émission (Manon + Julien : le mariage, ndlr), puis la naissance de leurs enfants (Manon + Julien = Bébé Fraté et Manon + Julien = Bébé Angelina, ndlr). Julien Tanti est à la base ce que l’on appelle un charo ou un jaguar, le jaguar étant l’animal qui rôde la nuit pour aller draguer des filles. C’est un modèle courant dans la téléréalité : l’homme qui a beaucoup de conquêtes et affirme ainsi sa virilité, avant de se ranger parce qu’il a rencontré la bonne, ici Manon Marsault. La « bonne » femme est celle qui va un moment tolérer les aventures de son mari, mais cela change après le mariage, parce que l’on peut tromper sa copine, mais pas la mère de ses enfants… Ils incarnent vraiment des valeurs traditionnelles.

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Comment expliquer que le #MeToo de la téléréalité n’ait pas pris ?

Il y a plusieurs raisons à cela, les candidates qui l’ont lancé étaient fragiles et certainement mal entourées, Angèle Salentino a par exemple insulté un agresseur et été condamnée pour diffamation. Il leur est extrêmement compliqué de parler quand elles sont dans la même agence que leur agresseur car cela peut leur couper des revenus, et puis il y a le désintérêt des médias et de beaucoup de féministes… Elles ne partent pas avec les bonnes armes. Ce sont des femmes peu cultivées, issues des classes populaires, certaines sont racisées… Elles ont énormément à perdre, et je pense que beaucoup n’ont pas conscience de leurs droits ou savent que leur carrière peut être foutue en l’air si elles parlent.

Est-il réaliste d’imaginer une téléréalité plus progressiste et inclusive en France ?

Absolument ! Mais en changeant de productions, de diffuseurs, de candidat·es… En changeant tout, en fait. Quand Nabilla montre son fils en train de se mettre du rouge à lèvres, c’est une manière certes timide d’être plus inclusive. Je pense que cela viendra, mais je ne suis pas très optimiste parce que les productions sont actuellement tenues par des gens fondamentalement réactionnaires qui ne se sont jamais illustrés par leurs positions féministes. Tant qu’ils occuperont ces postes, il n’y a aucun intérêt à ce que les choses changent. Les gens imaginent que s’il y a du sexisme et du racisme dans la téléréalité, c’est parce qu’il s’agit de programmes bêtes et pas intéressants. Or le sexisme ne s’explique pas par la bêtise, mais par l’idéologie qui est derrière.

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