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Entrevue : Tal Madesta – « La transition est un outil de mobilité sur le grand échiquier du genre »
« À cause de la marginalisation forcée et des violences dont nous sommes victimes autant que par les trésors de lutte qu’elles nous contraignent à déployer, nous parlons une langue inédite, plein de mystères et de tristesse, de rage et de colère, de beauté et de résilience, et surtout plein de tout ce que le monde sera bien forcé de nous donner demain ».
Dans son essai brûlant La fin des monstres, publié aux éditions La Déferlante et en librairie le 7 avril, le journaliste et militant transféministe Tal Madesta raconte son parcours de transition de genre, entamé en 2020. Il connaît alors le deuil brutal des proches, le combat permanent avec les instances administratives, la transphobie, le doute, mais aussi l’émancipation, l’amour et le nouveau champ des possibles. Rencontre avec l’auteur de cet ouvrage intime, passionné et infiniment éclairant, qui gagnerait à être mis entre toutes les mains.
La fin des monstres raconte ta trajectoire trans, de ce corps dans lequel tu ne te reconnaissais pas à l’émancipation et la liberté de te sentir enfin à ta place. Ce livre est-il une façon d’éduquer aux parcours de vie transgenres ?
Bien sûr, l’objet du livre est aussi de s’inscrire dans un moment médiatique particulièrement délétère pour les personnes trans où beaucoup de choses sont dites, faites et écrites sur nous. En ce moment, c’est une multiplication des tribunes anti-trans dans la presse, des documentaires sensationnalistes, des plateaux télé qui font débattre des personnes trans avec des militantes anti-trans… L’idée du livre, c’était de réhumaniser les personnes trans, parce que l’on parle beaucoup de “question trans” alors que ce sont des êtres humains derrière.
L’idée était aussi de se réapproprier la parole à travers des questions différentes de celles habituellement abordées dans les médias mainstream…
En vivant ces parcours-là, on a forcément une expertise, et ça me terrasse toujours quand je lis des mauvais articles ou que je regarde de mauvais documentaires sur le sujet des transidentités. C’est souvent très éloigné des difficultés rencontrées au quotidien et certains sujets sont montés en épingle alors qu’il y a bien plus important. Typiquement, depuis que des femmes trans peuvent gagner des compétitions sportives, tout le monde s’y intéresse… Plein de micro-sujets sont énormément débattus dans l’espace public alors que nos parcours, c’est avant tout une question d’accès aux soins, de violences administratives, de rejet familial… Je voulais recadrer le sujet sur les vraies difficultés que l’on rencontre.
J’imagine que le processus d’écriture de ce livre, dans lequel tu puises dans ta propre expérience, a dû être douloureux. La fin des monstres a-t-il aussi eu des vertus positives pour toi ?
Énormément. Je l’ai écrit dans un grand moment de colère et je l’ai écrit très vite, en deux mois. L’écriture a été très concentrée et comme je parle beaucoup de transphobie par moments je n’en pouvais plus, mais c’est justement ce qui m’a permis de mettre des mots sur des violences que je pouvais vivre. Et surtout, le livre n’aborde pas seulement les difficultés rencontrées : je parle aussi de comment on s’organise, comment on aime… On a beaucoup intériorisé cet imaginaire du monstre qui nous laisse entendre que l’on n’est pas désirables, que l’on sera toujours seul·es et isolé·es… Je voulais aussi mettre en avant notre dimension collective et ce que l’on peut chérir et gagner dans notre intimité.
Tu parles du cissexisme, un système de comportements qui discrimine les personnes transgenre au profit des personnes cisgenre. À quel point ressens-tu cette discrimination au quotidien ?
Je suis un homme trans blanc donc ma trajectoire va vers une invisibilité dans l’espace public et ma vie s’améliore avec la transition, ce qui n’est pas le cas d’autres personnes, je pense évidemment aux femmes trans. Pour autant, ça a été un parcours jalonné de beaucoup de violences sur le plan médical, sur le plan familial, sur le plan administratif. Je parle beaucoup dans le livre de “l’épuisement trans” parce que c’est un vrai sujet, je le vois dans mon entourage. On a tendance à croire que la transphobie, c’est entendre “sale travelo” dans la rue, mais ce n’est qu’une face de la transphobie. Je pense que la transphobie la plus violente est invisible, parce qu’elle est cachée derrière le sceau respectable des institutions. Le plus épuisant, ce sont toutes les barrières d’accès aux soins et tout ce que l’on doit déployer pour pouvoir changer d’état civil… Ce sont plein de difficultés qui rendent les parcours non seulement très longs, mais aussi très énergivores et très coûteux.
Tu racontes aussi la difficulté à devenir un homme alors même que tu les détestes et ton envie d’incarner une nouvelle masculinité. Où puises-tu pour inventer cette masculinité ?
Dans les hommes de mon entourage qui m’inspirent et dans les autres hommes trans aussi. Ça a été un exercice super important pour moi et je n’aurais pas pu me réconcilier avec la masculinité sans transitionner. En l’absence de modèle masculin généreux, bon, solidaire, il a fallu que j’invente mon propre modèle. Cette nécessité m’a placé dans une posture créative par rapport à la masculinité qui est très réjouissante.
S’il raconte des événements très durs, ce récit est doux dans sa forme, dans un certain sens. Quel est ton rapport à la poésie ?
Ce livre n’a pas été pensé comme un ouvrage poétique mais j’y raconte mon parcours de transition et toutes les émotions et les sentiments que j’ai pu vivre, et je ne voulais pas l’amener brutalement. Je pense que le pouvoir des images est extrêmement fort, et le livre s’inscrit aussi dans les chroniques que j’avais écrites pour La Déferlante et qui avaient ce même ton. Dans une vie qui est aussi difficile et violente, la poésie est aussi une forme de résistance. Remettre du beau là où il y a beaucoup de laideur m’a semblé fondamental pendant l’écriture.
À quel point ta grille de lecture du monde et des rapports sociaux a-t-elle évoluée depuis ta transition ?
Avoir connu les deux côtés de la frontière du genre permet de réaliser à quel point le mur qui sépare les classes de sexe est fin et absurde. J’ai évolué pré-transition en tant que femme féminine, je n’étais pas butch, donc j’ai vécu un shift total. Cette expérience m’a fait réaliser de manière très forte à quel point la division sexuelle entre hommes et femmes est complètement construite. C’est aussi ça, le pouvoir de la transition : elle prouve qu’en changeant simplement de présentation sociale et d’apparence, on peut faire une expérience du monde complètement différente. Le genre est un grand échiquier sur lequel on peut naviguer et la transition est un outil de mobilité sur cet échiquier.
Au terme de ce parcours de transition, il y a la liberté, l’émancipation, l’amour… Comment te sens-tu aujourd’hui ?
Je me sens beaucoup mieux. Tout n’est pas toujours facile parce que ce sont des parcours compliqués et que j’en suis à trois ans de transition, mais ça va mieux. Les chiffres sur l’amélioration de la santé mentale des personnes trans qui ont accès aux soins sont extrêmement clairs : en 2021, une étude menée sur 9000 jeunes ayant entre 13 et 24 ans aux États-Unis montre que l’accès à la transition provoque une vraie chute des pensées suicidaires, des tentatives de suicide et des suicides effectifs. C’est intéressant de le noter parce qu’on met très souvent en avant les impacts de la transition sur notre santé, comme si les hormones allaient nous détruire la santé, mais on ne pense jamais à la santé mentale. La Terre entière prend des hormones, la pilule contraceptive est l’une des médications les plus courantes, mais l’on n’applique ce filtre de “mauvaise santé” qu’aux personnes trans. Surtout, la question de la santé mentale est fondamentale si l’on veut parler de santé.
La fin des monstres, de Tal Madesta, est publié aux éditions La Déferlante.