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Entrevue : Sara Nacer – De l’Alg érie au Québec, filmer pour faire entendre leurs voix
«Qu’ils partent tous». C’est le titre du documentaire de Sara Nacer mais aussi le slogan de la révolution du sourire débutée le 22 février 2019 en Algérie. À peine rentrée du Maroc (pour un autre projet encore confidentiel), la cinéaste algéro-canadienne a pris le temps de revenir avec nous sur le mouvement historique qui se déroule dans son pays natal. Le nouveau président, Abdelmadjid Tebboune, a pris ses fonctions le 12 décembre succédant ainsi à Abdelaziz Bouteflika. Mais, dans la rue, le mouvement de contestation ne faiblit pas et accuse le gouvernement de fraude conduisant à une réelle «mascarade électorale».
«Je reviens du Maroc mais j’ai évité d’aller en Algérie cette fois-ci: je ne voulais pas faire peur à mes parents, ils auraient paniqué pour rien! Là-bas, les forces de l’ordre arrêtent de manière très arbitraire les gens en ce moment», nous lance simplement Sara Nacer qui, à 6000 kilomètres de là, ne craint pas trop pour sa peau. «Avec mon film, je ne fais que donner la parole aux jeunes! Ce qu’ils disent à l’écran, ils le disent tous les jours dans la rue et l’assument sur les réseaux sociaux», raconte celle qui a d’abord pensé à eux en sortant son documentaire.
«Moi je ne risque pas grand chose, je vis ici au Québec dans un état de droit, ça m’étonnerait qu’il m’arrive quelque chose. Au pire, je ne vais pas pouvoir rentrer en Algérie pendant une période, mais eux ils sont là-bas», raconte celle dont le producteur, basé en Algérie, l’a toujours soutenue. «Au montage, j’ai fait très attention à porter dignement la voix de ces jeunes sans déformer leurs propos. Je voulais aussi donner une vraie image de l’Algérie à l’international. Beaucoup de gens ont découvert un pays à travers mon documentaire», confie la Montréalaise d’adoption, fière du “génie populaire” des Algérien.nes.
«Les jeunes, c’est le pétrole non exportable de l’Algérie. J’ai voulu leur donner une voix»
«Les médias n’ont jamais abordé ce qui s’est passé après la décennie noire, après le terrorisme, etc: il y a toute une nouvelle génération qui est là et qui est nombreuse, 70% de la population a moins de 30 ans en Algérie, c’est une force incroyable. Les jeunes, c’est le pétrole non-exportable de l’Algérie. J’ai voulu leur donner une voix», raconte Sara Nacer qui a pris soin de donner la paroles à des profils bien différents. «Tout ce que j’ai filmé est d’une authenticité incroyable, c’est une semaine à Alger. J’ai juste mis de l’avant des gens qu’on ne voit pas forcément.»
Si elle prévoit de projeter le film en Algérie, et à Alger notamment, elle ne s’attend évidemment pas à une projection officielle ni à être invitée par le ministre de la culture. «J’ai prévenu les gens: je vais projeter mon film pas loin de la prison, comme ça pour l’after, ça va être plus simple! (rires)», lance celle qui ne perd pas son sens de l’humour. «C’est l’humour qui a toujours sauvé le peuple algérien, on a tellement vécu… L’auto-dérision est notre seule arme.»
Et d’après la cinéaste, l’origine de cette révolution du sourire tient en une phrase et à quelques questions laissées sans réponses. «On n’a pas vu l’argent du pétrole, on n’a pas vu l’argent du gaz, on n’a rien vu. Et certains pays, comme la France, sont complices. Pourquoi des avoirs de l’Algérie se retrouvent dans des banques françaises? Comment expliquer que certains ministres et généraux algériens ont des appartements de luxe sur les Champs Élysées? Comment l’argent est passé de l’autre côté?, Qui est responsable de ça?,», confie la jeune femme, sans filtre. «Le pire c’est que les gouvernements s’entendent entre eux, les salopards! (rires) Mais ils veulent nous monter les uns contre les autres. Ça ne marchera pas, mes meilleurs potes sont français!».
En février dernier, lorsqu’elle a vu son peuple se soulever, elle n’a pas hésité une seconde: avec son passeport algérien et sa caméra au poing, elle a voulu montrer l’Algérie telle qu’elle est, à l’aube d’une nouvelle ère. «Ce film, c’est pour montrer qui sont vraiment les Algérien.nes. On ne reconnaît toujours pas pour notre culture, on nous voit comme originaires d’un pays à problème. J’ai voulu rétablir la vérité.»
Si on n’écrit pas notre histoire, les gens vont le faire pour nous et ils vont mal le faire: tel est le credo de Sara Nacer. D’où l’intérêt de son documentaire qui immortalise le mouvement. «J’avais cette conscience de livrer un truc propre, de ne pas mentir surtout», raconte la cinéaste qui a déjà travaillé en politique mais qui promet qu’on ne l’y reprendra plus. «Même avec la meilleure volonté du monde, la politique est un milieu où il y a toujours un plafond de verre. C’est blasant: on te demande souvent ton avis mais on ne te laisse jamais prendre de décisions.»
À l’échelle de l’Algérie, qui peut faire tomber le pouvoir en place? Vaste question selon elle. «Les Algériens ne veulent pas de représentants parce qu’ils ont compris qu’à chaque fois que quelqu’un émerge, il termine en prison», répond Sara Nacer avant de citer l’exemple de Karim Tabbou, toujours emprisonné et isolé. «Il y a trop d’intérêts, de corruption et de pressions de pays étrangers en ce moment pour que les choses se fassent simplement. Le malheur de l’Algérie ce sont aussi ses richesses, comme son pétrole et son gaz. Et tout ce qu’on ne saura jamais».
«Tant qu’il y aura des prisonniers d’opinion (ndlr: une centaine à l’heure actuelle), les Algérien.nes ne négocieront pas.»
Il y a quelques jours, un poète slammeur a pris 18 mois de prison ferme juste pour avoir slammé dans la rue. Même chose pour le bédéiste Nime qui s’est fait arrêter: un an de prison et 3 mois ferme juste pour une caricature, assez prémonitoire d’ailleurs. «Tant qu’il y aura des prisonniers d’opinion (ndlr: une centaine à l’heure actuelle), les Algérien.nes ne négocieront pas. Ils ont raison, c’est impossible de négocier avec un système qui brime les libertés fondamentales», confie Sara Nacer qui considère que son peuple ne demande pas la lune et ne cherche pas l’anarchie. «Ils veulent des élections propres et une transition avec des représentants de plusieurs courants pour dessiner la nouvelle Algérie.»
Installée au Québec depuis 9 ans, elle prévoit y rester encore un bon moment pour continuer à se réaliser en tant qu’être humain. «Je vis au Québec mais l’Algérie vit en moi», confie Sara Nacer qui ne prévoit quand même pas de passer sa retraite dans le froid québécois. «Il faut préserver le Québec, son vivre ensemble et sa richesse culturelle. C’est un exemple pour le monde entier», estime la réalisatrice qui prétend que la plus grande révolution en Algérie, et ailleurs, doit se faire sur le plan culturel. « Si mon film sert à rappeler aux Algérien.nes pourquoi ils sont dans la rue, je ne peux pas être plus heureuse que ça. C’est un legs que je fais à l’Algérie pour immortaliser le mouvement.»