.jpg)
Entrevue : Racha Belmehdi – En finir avec la rivalité féminine
Nous avons toutes, de près ou de loin, déjà goûté au piquant de la rivalité entre femmes. Elle est exacerbée dans le classique Lolita Malgré Moi, racontée en nuances dans la série L’amie prodigieuse de l’autrice Elena Ferrante, fantasmée par les tabloïds lorsqu’il s’agit d’évoquer la relation de Kate Middleton et Meghan Markle… Certaines définissent leur valeur en se comparant aux autres, dénigrent les amitiés entre femmes, car trop chiantes, trop compliquées, trop mesquines, ou se réjouissent de s’entendre dire qu’elles ne sont pas “comme les autres”. Dans son premier ouvrage Rivalité, nom féminin paru aux éditions Favre, la journaliste Racha Belmehdi analyse les origines et les ressorts d’une rivalité que l’on apprend aux femmes à cultiver, pour se hisser au-dessus du lot.
D’où est née l’envie d’écrire un essai sur la rivalité féminine ?
Cette rivalité je l’ai observée assez jeune, à travers plein d’histoires personnelles que j’ai vécues. En posant des questions autour de moi, je me suis rendue compte que la rivalité féminine était répandue absolument partout, que ce soit dans la culture ou dans l’histoire. Dans ce livre, j’avais envie de faire une somme de toutes les formes que prend cette rivalité féminine dans notre société.
Quel genre d’expériences personnelles vous ont fait réfléchir au sujet ?
J’ai travaillé dans la mode et j’ai été dans une rédaction où les femmes avaient tendance à beaucoup se surveiller mutuellement. À l’époque je pesais une cinquantaine de kilos mais c’était ma nature, je ne prenais pas de poids et je n’en tirais aucune fierté particulière. Pourtant, tous les jours on surveillait ce que je mangeais, on me demandait si je ne me faisais pas vomir… Mon poids et celui des autres n’était pas un sujet pour moi, mais ça l’était pour mes collègues. Il y avait de l’envie, de la jalousie et ces femmes projetaient leurs insécurités sur moi alors que je n’étais pas responsable de la façon dont elles se sentaient.
Existait-il déjà des travaux universitaires et sociologiques sur la question de la rivalité féminine, notamment dans les milieux féministes ?
On connaît les travaux de Darwin sur la sélection naturelle et il a beaucoup mis en avant la rivalité des femelles pour obtenir le meilleur mâle, mais il y a peu de travaux universitaires sur le sujet. Comme si ça n’intéressait pas vraiment, ou que l’on ne voulait pas trop mettre le nez dedans. La rivalité féminine est extrêmement taboue chez les féministes et je comprends cette volonté de montrer des femmes solidaires et sorores, mais à trop vouloir présenter un front uni, certaines femmes en font les frais. Car quand les femmes sont violentes, quand les femmes harcèlent, ce sont à d’autres femmes qu’elles s’en prennent.
Comment se manifeste cette rivalité au quotidien ?
Je trouve l’exemple de Meghan Markle très parlant. Je suis extrêmement troublée de voir la violence que peut déchainer cette femme alors qu’elle n’a rien à se reprocher, à part peut-être quelques faux pas vis-à-vis de la royauté. Elle subit évidemment aussi beaucoup de racisme, mais finalement ce qu’on lui reproche est d’avoir modifié la narration traditionnelle et d’avoir sauvé le prince plutôt que de se laisser sauver. Meghan Markle, c’est l’image d’une femme qui ne reste pas à sa place, d’une femme qui a une voix et qui compte bien la faire entendre. J’ai l’impression que beaucoup de femmes ne le supportent pas, et la plupart des commentaires désobligeants que l’on lit sur les réseaux sociaux à son propos émanent de femmes.
À quel moment de notre vie commence-t-on à intégrer cette rivalité féminine ?
Cela commence dès l’enfance parce que l’on a tendance à parler des petites filles en disant qu’elles sont belles, jolies, à les comparer entre elles. Les enfants sentent bien qui a la préférence, et les petites filles comprennent très vite que sortir du lot et faire disparaître les autres pour être la seule leur fait gagner en prestige.
Beaucoup de femmes ont un jour entendu le fameux : “Tu n’es pas comme les autres filles”. Pourquoi cette phrase ne devrait-elle pas réjouir celle qui l’entend ?
Cette phrase fait partie de l’arsenal du dragueur de base et est extrêmement dangereuse, parce qu’il s’agit de marquer une distinction pour faire soi-même figure d’exception. Je comprends la volonté de singularité et d’unicité, mais présenter cela comme un compliment et se réjouir d’être différente des autres femmes est problématique et peut ouvrir la voie à certaines violences. Dans le livre, je raconte l’histoire d’une femme que j’avais entendue dans le podcast Transfert (l’épisode “Au-dessus du lot”, ndlr) dans lequel elle décrit la relation qu’elle avait avec un gourou qui mettait en avant sa singularité par rapport aux autres femmes, et qui a ainsi exercé une emprise sur elle et l’a violée. Ce gourou a valorisé sa faille narcissique pour parvenir à ses fins, et cette femme ne s’en est pas rendue compte parce que pour elle, cela n’arrivait qu’aux autres.
Dans votre livre, vous consacrez un chapitre à la manic pixie dream girl et à la pick me girl. Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ?
La manic pixie dream girl est apparue dans certains films, c’est une fille très jolie, un peu fantasque mais tout de même très normée : elle est mince, parfaitement épilée… Elle n’a pas d’autre rôle que de sortir le héros masculin de sa dépression ou de son questionnement sur la vie. Beaucoup de femmes essaient de lui ressembler pour incarner la fille farfelue qui va réussir à redonner le goût de la vie à un homme perdu. La pick me girl, c’est celle qui va mettre en avant sa conformité par rapport aux autres femmes : elle va blâmer celle qui refuse de cuisiner pour leur mari, de s’épiler… C’est pour cela qu’on l’appelle la pick me, “choisis-moi”. Dans les deux cas, on voit bien que le regard masculin est le nœud de ces idéaux féminins.
Vous abordez également le star system et de cette inclinaison à systématiquement comparer deux popstars féminines. Sous ses airs de jeu naïf, que dit cette opposition ?
En tombant sur la série Melrose Place, je me suis surprise à me demander qui était la plus belle. Je me suis rendue compte de ce que j’étais en train de faire et je me suis demandé pourquoi j’éprouvais le besoin de comparer les actrices. Ça m’a ramenée à l’époque où je regardais cette série, je devais être au collège, et on se demandait qui était la plus belle, qui était la mieux habillée… Aussi loin que je me souvienne, on a toujours comparé les actrices et les chanteuses : il y a eu Britney et Christina Aguilera, Beyoncé et Rihanna… C’est comme si une chanteuse devait tout de suite avoir sa concurrente et que la place d’une femme n’était jamais garantie. C’est une manière de sous-entendre qu’il y en aura toujours une autre, potentiellement mieux, et de maintenir les femmes dans une insécurité permanente.
Que gagneraient les femmes à s’affranchir des différentes formes de compétition féminine ?
Cela serait une énorme libération dans le sens où l’on ne mesurerait plus sa propre valeur à l’aune de celle d’une autre. On ne se prendrait plus la tête à se demander si l’on est suffisamment mince ou suffisamment jeune, parce que l’on ne se comparerait plus. La rivalité pourrait disparaître tout doucement ou prendre la forme d’une compétition plus saine qui se baserait par exemple sur le travail, et non pas sur des insécurités qui nous pousseraient à nous écraser mutuellement.
Sur quels outils s’appuyer pour se détacher de la rivalité féminine ?
Selon moi il faut travailler sur nos insécurités, qui peuvent mettre sur la défensive ou générer de l’agressivité, et éviter la paresse de les projeter sur d’autres personnes. Arrêter de se comparer nécessite aussi de se détacher de la culture de la célébrité et de réduire son temps sur les réseaux sociaux, même si ça fait un peu boomeuse de dire ça. Cette logique de compétition est également directement liée aux hommes et à l’envie de leur plaire, de montrer que l’on est conformes et prêtes à être choisies. Il existe de nombreuses façons de se déconstruire, à chacune de trouver celle qui fonctionne pour elle.