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Entrevue : Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac – Mettre à jour un phénomène, dénoncer un système
En 2007, Isabelle Demongeot, joueuse de tennis professionnelle française et entraineuse, sacrée championne de France en 1989, relate sa carrière et son parcours dans un livre : Service Volé. Elle y révèle les abus sexuels et viols commis par son entraineur, durant son enfance. C’est par ce livre que Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac, journaliste, va commencer à s’intéresser au sujet des abus sexuels dans le sport.
Il y découvre, grâce au travail d’analyse de l’autrice, les mécanismes d’emprise et le système mis en place. Depuis 2008, il y consacre une grande partie de son travail d’investigateur. Après un premier reportage en 2009 pour l’émission Envoyé Spécial, il a à nouveau enquêté pour un film documentaire diffusé fin 2020 et intitulé Violences sexuelles dans le sport, enquête. C’est à l’occasion de la sortie de son livre : L’entraineur et l’enfant, les abus sexuels dans le sport (Editions du Seuil, janvier 2021), que nous l’avons rencontré. Illustré de centaines d’exemples, cet ouvrage veut montrer l’ampleur du phénomène en place, protégé par un système, au croisement de l’irresponsabilité, du silence et de l’ignorance.
Pourquoi écrire sur ce sujet ?
J’ai écrit ce livre pour comprendre les causes profondes de ce phénomène car c’est la seule manière de l’arrêter. Il faut pouvoir comprendre en profondeur car pour endiguer les abus sexuels dans le milieu sportif, il est nécessaire de mettre en cause beaucoup de choses : la responsabilité des parents, celle des encadrants, des fédérations, des pouvoirs publics… Il faut questionner le sport, comme il existe aujourd’hui, presque comme une religion.
Vous écrivez que le problème des abus sexuels dans le sport n’est pas un problème de pédophilie mais de système. Qu’entendez-vous par là ?
En effet ce n’est pas un problème de pédophilie, c’est un problème systémique : le sport, sa culture, sa pratique, créent un climat et des conditions favorables à des passages à l’acte. Les violences sexuelles s’inscrivent dans un ensemble de violences : morales, physiques, parfois même économiques. Le culte de l’autorité, le rapport à la souffrance sont d’autres facteurs qui expliquent les dérives. Le milieu sportif donne l’impression qu’il n’y avait pas de problème mais il est important de le questionner et c’est compliqué car on prend le risque, par exemple au niveau national, de gagner moins de médailles, d’avoir moins de grands succès. Il en va de même avec la responsabilité des parents : lorsque l’on met son enfant dans un club de sport, on a envie que ce soit facile, léger. Douter de la sécurité de son enfant, se renseigner, être vigilant, c’est d’autant plus de travail. C’est difficile pour les parents. Mon discours n’est pas simple, il est compliqué à entendre.
Dans ce système, quelles sont les conditions qui favorisent les dérives ?
Elles sont nombreuses : l’isolement de l’enfant, la proximité des corps, le respect absolu de l’entraineur, la confiance parfois aveugle des parents… L’entre-soi favorise aussi le silence : on préfère ne pas voir que de devoir gérer et de voir la réputation de son club malmenée. La responsabilité des États aussi, qui se lavent les mains de ce qui se passe dans le sport car la démarche d’enquête est chère. Enfin et surtout, la place de l’athlète. On a une image de l’athlète orné de gloire mais il est en réalité en bas de la pyramide, au cœur d’une machine d’argent, de politique, très violente. Or le sport devrait être là pour l’athlète, avant d’être là pour la gloire. En ne mettant pas l’athlète au centre, on encourage les violences (de toutes natures) et on ferme aussi les yeux sur leurs causes. Une des causes les plus troublantes qui facilite les abus sexuels dans le monde du sport, c’est la résistance à la douleur. Le corps est mis à l’épreuve par la pratique, il faut résister à la douleur pour réussir. Ça peut être un terreau car le corps est finalement l’objet dont se sert l’athlète. Si l’entraineur utilise le corps de l’autre pour son plaisir sexuel, le jeune athlète peut se dire que c’est une souffrance comme une autre. Et se demander : « Ai-je plus d’intérêt à parler ou à résister à la douleur ? ».
De nombreux témoignages émaillent votre enquête : quels sont leurs points communs ?
« Mes parents lui faisaient confiance », « Il m’a dit qu’il m’aimait », « J’avais honte », « J’étais seul(e) », « Ma carrière aurait été foutue », « Je ne voulais pas faire de peine à mes parents »… C’est un livre important pour tous les parents d’enfants qui font du sport. Il faut comprendre que si l’enfant ne parle pas immédiatement, il ne parlera pas. Toutes les études au sujet des violences sexuelles dans le sport (de l’exposition non désirée à de la nudité d’autrui jusqu’au viol) s’accordent pour estimer le nombre de victimes aux alentours de 14% de personnes mineures ayant pratiqué du sport en club. En 2020, il y a eu 400 coups de téléphone au Ministère des Sports. La différence des chiffres est énorme. Le silence pèse.
Comment explique-t-on ce silence ?
Il est toujours difficile à concevoir (pour les parents, encadrants, pouvoirs publics…) que la victime ne parle pas, or c’est le cas dans l’immense majorité des affaires de violences sexuelles. Il faut se rendre compte des facteurs : l’enfant se sent coupable de ne pas avoir parlé en premier lieu, l’adulte se sent déresponsabilisé (puisque l’enfant n’a rien dit, c’est que ce n’est pas mal), l’enfant peut aussi fantasmer sur l’autorité, l’image, et la jeune fille peut par exemple avoir envie d’une certaine manière de devenir « la préférée ». C’est un schéma très compliqué.
Ensuite, il y la peur de faire souffrir les parents. Il peut aussi exister la peur de la réaction violente des parents et du père particulièrement. C’était le cas pour Paul Stewart effrayé à l’idée que son papa tue l’entraineur. Il existe aussi la peur d’être exclu du groupe, celle de ne pas être cru, celle de voir finir sa carrière. Ces peurs représentent parfois de réels dangers. C’est pourquoi il est très important de rappeler que ce n’est pas aux victimes de faire des efforts considérables pour parler mais bien aux encadrants de les protéger puis de leur donner les moyens de parler si dérive il y a eu. Le problème ne peut pas se régler avec un numéro vert (comme mis en place par le Ministère des Sports, nldr). Il faut que les biais de paroles soient externes aux fédérations pour éviter les sanctions sur les enfants et les carrières.
On voit dans votre livre que les témoignages des victimes peuvent avoir des effet réels (condamnation, prise de conscience collective, questionnement des systèmes et responsabilités…) mais est-ce toujours un soulagement pour les individus ?
D’un point de vue personnel, oui, parler apaise. Vivre en permanence avec ce refoulement ne peut être que transitoire : avoir senti qu’on a été une chose, ne peut avoir que des conséquences désastreuses sur la sexualité, l’estime de soi. Sarah Abitbol dit que, depuis qu’elle a parlé, elle est redevenue celle qu’elle voulait être. Mais il faut être prêt.
Quelle est la stratégie d’emprise mise en place par les abuseurs ?
Le schéma qui se répète peut se retrouver dans d’autres milieux que celui du sport. Philippe Liotard en France et Celia Brackenridge au Royaume-Uni sont spécialistes des questions des abus sexuels dans le sport et ont mis à jour la stratégie des agresseurs en quatre étapes : cibler la victime en exploitant une fragilité, créer un sentiment d’intimité en endossant le rôle d’un parent de substitution, isoler le jeune particulièrement en éloignant les parents, abuser et inverser la culpabilité (par exemple, en rappelant à l’enfant qu’il n’a rien dit la fois précédente, en suggérant qu’il a aimé ça, etc). Ce sont des manipulations perverses, il est important de les connaître pour comprendre la logique qui enferme les enfants dans le silence.
Y a-t il un témoignage qui vous a particulièrement marqué ?
Quand elle avait 13 ans, la nageuse américaine Jancy Thompson a raconté à ses équipières qu’elle avait rêvé que son coach la tenait en laisse, avec un collier de chien. Elle était déjà à l’époque victime de violences sexuelles par son entraineur. L’histoire revenant à l’oreille de celui-ci, il lui a offert, lors d’une petite fête de Noël du club, un collier et une laisse, en présence des autres nageurs, les parents, les encadrants, etc. Devant tout le monde, il lui dit de mettre la laisse et la fait plonger. Il la fait nager avec le collier et la laisse. Voilà jusqu’où peuvent aller les abus. L’entraineur voit l’athlète comme un jouet, un objet destiné à son plaisir. Et personne ne réagit. Ni le club ni les parents.
Que mettre en place ou dire aux parents lorsqu’ils inscrivent un enfant dans une fédération ?
C’est très douloureux de désacraliser le monde du sport, même pour les parents. Pourtant, les clubs et les institutions doivent prendre leurs responsabilités, montrer patte blanche. Les parents doivent, quant à eux, exiger que des mesures soient mises en place et qu’elles soient lisibles, exiger des preuves que leurs enfants sont en sécurité…. On ne peut pas s’en remettre à des prières de « pourvu que ça ne se passe pas dans mon club » Il est nécessaire de regarder le problème en face et d’imposer une discussion.
Les clubs protègent-ils les entraineurs ?
Non, personne ne s’en réjouit ni ne souhaite que les choses continuent ainsi. Tout le monde sait que c’est grave. Mais ils n’ont pas les outils pour gérer ça. Ils essaient de faire les enquêtes eux-mêmes : c’est pourtant le travail de la police, de la justice. En revanche, il faut pouvoir les aider à gérer ces infos : comment on en parle ? Que fait-on avec l’entraineur ? Les fédés doivent être aidées non pas pour gérer les affaires mais pour gérer l’impact que peut avoir une suspicion.
L’État a-t il le pouvoir de lutter contre ces abus ?
On est bien placés pour réfléchir à la relation entre sport et pouvoir étatique, car la France est connue pour être interventionniste auprès du sport : le mouvement sportif étant considéré comme un service public délégué. Le pouvoir de l’Etat est en deçà de ce qu’il devrait être face à ce fléau. Les ministres sont fragiles, changent souvent, ce qui ne simplifie pas la mise en place de politiques globales. En parallèle, la question se pose en France (en Occident en général) du rapport entre l’Etat et ce qu’est devenu le sport : divertissement de masse, valeur quasi religieuse et mondiale. Face à ce qu’est le sport aujourd’hui, est-ce que l’Etat laisse faire (avec les dérives potentielles) ou essaie-t-il d’agir ? Pour le moment le rapport de force est à l’avantage du sport, l’Etat ne joue pas son rôle, pourtant nécessaire, de contre-pouvoir.
Quelles sont les solutions concrètes à apporter ?
Le plus frappant c’est que la problématique, c’est le respect de l’athlète. Les violences sexuelles émanent d’une même racine : la violence (qui va de pair avec violences physiques, morales et souvent économiques). Le sport doit être fait pour celles et ceux qui le pratiquent, pas pour les spectateurs, pas pour les sponsors, pas pour les fédés. La solution réside principalement dans le fait d’arrêter de considérer l’athlète comme un pion qui génère des profits pour d’autres. Les sportifs doivent s’unir et se battre, or c’est difficile pour eux car ils sont en compétition les uns contre les autres.
Est-ce que les choses ont évolué ces dernières années ou pas du tout ?
En 2008, sous le mandat de Roselyne Bachelot, Demongeot « brisait l’Omerta » en 1995 avec l’affaire des lanceurs de marteaux, la presse titrait déjà la même chose. Certains professionnels et experts de la question en parlent depuis des années. Les changements sont lents car la remise en cause est globale. Il est trop tôt pour tirer leçon de l’effet du livre mais je sens une gêne par rapport à ce qu’il dénonce.
Trouvez-vous des ponts à faire avec les récits d’inceste qui ont récemment été très présents dans l’espace médiatique ?
Oui, il y a des ponts à faire quand l’entraineur se retrouve dans une position parentale, souvent en position de père et que cela peut participer à la profondeur et la gravité d’un passage à l’acte. L’entraineur même s’il sent un désir qui se rapproche de l’érotique, il doit être capable de recadrer et résister, pour protéger l’enfant. Ce besoin de rapprochement de l’enfant doit être transformé en travail. Il doit lui dire en quelques sortes : « Tu veux de moi quelque chose et ce quelque chose ce n’est pas une relation sexuelle, ce sont des conseils, du travail ».
Que conseillez-vous pour aller plus loin sur le sujet ?
Slalom de Charlène Favier. Un excellent film qui expose une situation trouble dans le milieu du sport, qui montre qu’il y a des règles à mettre en place de la part des encadrants et des pouvoirs publics.