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Entrevue : Myriam Verreault – « La modernité n’appartient à aucune culture »

On a discuté avec la réalisatrice de Kuessipan.

Par
Léo Potier
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Salué par la critique et primé à plusieurs reprises, le film Kuessipan retrace l’histoire d’une amitié forte entre deux jeunes filles innues, une communauté autochtone du Nord du Québec, ébranlée par le dépérissement de leur culture. Le film aborde de nombreuses thématiques cruciales et intrinsèques à nos sociétés modernes, comme la quête identitaire, la préservation des cultures minoritaires et l’ouverture sur le monde. Kuessipan est aussi et surtout un hymne à la communauté innue. J’ai eu la chance d’en discuter longuement avec la réalisatrice du film, Myriam Verreault.

Comment s’est déroulée votre rencontre avec Naomi Fontaine, l’auteur du livre Kuessipan duquel est adapté votre film ?

La télévision québécoise m’avait commandé un projet intitulé « Ma tribu c’est ma vie », et je devais rechercher 8 personnes dont l’identité était marquée par les réseaux sociaux, qui était le thème du documentaire. Par souci de diversité, j’ai voulu inclure un personnage autochtone, sans vraiment connaitre la culture innue. De fil en aiguille, j’ai rencontré une jeune fille habitant à Maliotenam, l’une des réserves présente dans le film. C’est là que j’ai eu le coup de foudre pour le lieu, les gens. J’étais très intriguée et fascinée par cette petite société qui évoluait en parallèle de la nôtre, comme un ghetto au milieu où les gens parlent une autre langue. J’ai alors eu l’idée de faire un film qui mettrait en avant ces gens et cette culture ignorés de tous. Je me suis donc mise à chercher quelqu’un portant la voix de ces gens-là, puisqu’il m’était inconcevable de faire ce film-là seule. C’est comme ça que j’ai rencontré Naomi, qui à l’époque n’avait écrit que Kuessipan. Il faut savoir que le livre est finalement assez différent du film, dans le sens où l’histoire était plus descriptive et contemplative, et ne comportait pas les deux personnages principaux du film, Mikuan et Shaniss. Le film est donc à la fois une inspiration et une adaptation du livre, et nous avons écrit l’histoire avec Naomi pendant 4 ans.

Comment le casting s’est-il passé ?

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Tous les acteurs présents à l’image sont non-professionnels et issus de la communauté innue. Dans tout le Québec et le Labrador, il existe 6 ou 7 communautés innues, comprenant celle de Maliotenam. J’ai donc d’abord voulu chercher des perles rares parmi toutes ces communautés. Mais j’ai rapidement compris que chaque communauté avait sa propre culture. J’ai donc cantonné le casting à la seule communauté de Uashat Mak Maliotenam. Et à ma grande surprise, là-bas les habitants ont porté un énorme intérêt au film : si bien qu’environ 200 personnes (sur les 3500 habitants de la communauté) se sont présentées pour jouer dans le film. Ce n’était plus qu’un casting pour moi, c’était une véritable enquête sociologique que de m’entretenir avec autant d’Innus issus de la même communauté. Les gens étaient très curieux, mais aussi très timides devant la caméra. Les deux actrices principales n’ont d’ailleurs pas fait exception. Devant la difficulté de sélectionner les acteurs avec une simple entrevue, nous avons décidé de mettre en place des ateliers d’improvisation pendant deux semaines, accompagnés d’acteurs professionnels. C’est là que se sont dégagés les acteurs qui jouent dans le film, et je me suis même arrangée pour garder dans l’équipe ceux que nous n’avions pas pu prendre !

L’un des personnages dans le film prononce cette phrase : « On dirait que tu n’as plus de fierté ». Quelle est la place, selon vous, de la fierté dans un cas comme le leur ? Est-ce une solution, un refuge, un vice ?

Je me suis beaucoup interrogée justement sur cette notion-là, même par rapport à l’identité québécoise. Je pense qu’à plus grande échelle, nous vivons la même chose qu’eux, à travers des questions d’identité, de protection de la langue, d’indépendance, etc. L’identité québécoise se cherche beaucoup encore aujourd’hui, et c’est pour cela que les problématiques auxquelles font face les Innus m’ont tout de suite parlé. La différence avec le Québec, c’est qu’il pèse sur la communauté innue, un réel risque d’extinction imminent. C’est difficile de juger leurs réflexes protectionnistes et identitaires, et je pense qu’il peut, d’une certaine façon, être justifié. C’est une situation qui peut s’appliquer finalement à n’importe quelle nation ou ethnie dans le monde. Dans le film, je n’ai pas voulu amener une seule façon de voir, ou de passer de messages idéologiques. Il faut arrêter de poser ces questions de façon binaire, mais de manière plus nuancée. Chaque personnage a une façon justifiée de voir les choses, et c’était une volonté de les présenter toutes plutôt que de n’en mettre qu’une en valeur. Je pense qu’il faut le vivre pour comprendre à quel point ça peut être étouffant d’hériter d’une culture millénaire aujourd’hui directement menacée. Il y a des animaux qui sont en voie d’extinction, et on s’émeut de cela, mais quand une langue est en voie d’extinction, on en parle peu alors que je trouve cela aussi important et grave. Pour revenir à la phrase : « On dirait que tu n’as plus de fierté » : il y a quelque chose de très compréhensible que d’avoir une crainte envers une personne issue d’une société qui est en train d’étouffer la sienne. Il y a un instinct de survie très fort au sein de la communauté innue. J’ai donc voulu exposer toutes ces questions-là sans prendre parti.

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Au début du film, une comparaison est faite avec le Japon qui, a priori, aurait su faire coexister traditions et modernité. De manière plus large, pensez-vous que traditions et modernité peuvent réellement coexister ?

Tout à fait, on peut déjà arrêter d’opposer modernité et traditions, je pense que les deux peuvent tout à fait coexister. Je ne connais pas vraiment la situation au Japon, mais au vu de ce qu’il s’en dégage, je comprends que les Innus veulent s’en inspirer. La modernité n’appartient à aucune culture, et cela vaut aussi bien pour les tribus autochtones que pour les colons européens. Ils peuvent continuer d’être innus tout en étant dans la modernité. Je pense même qu’ils devraient embrasser la modernité, la faire leur et restaurer la culture innue dans la modernité. C’est ce que Mikuan veut faire, je pense, et ce n’est pas parce qu’elle quitte sa communauté qu’elle n’en demeure pas innue. C’est comme si je venais habiter à Paris : je resterai toujours québécoise ! La survie du peuple innu dépend beaucoup de la façon dont ils s’approprieront cette modernité. Et je constate depuis quelques années que la jeune génération innue oeuvre énormément à cette transition. Il faut arrêter de voir les cultures minoritaires comme des vestiges bloqués dans le passé, cela tient plus de la caricature qu’autre chose.

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Que peut-on réellement espérer pour la communauté innue, et pour toutes les autres communautés/ethnies vivant dans la même situation ?

C’est une grave et grande question, très présente ici au Québec et au Canada. Quand j’étais jeune, le sujet des peuples autochtones était très tabou. Pourtant, ces peuples existent toujours, malgré tout ce qui a, hélas, été fait pour tenter de les éliminer. C’est un génocide qui a lieu au Canada. On a essayé de « tuer l’Indien », et on le voit encore aujourd’hui avec l’affaire des pensionnats. On n’en parle pas, et le Canada a une belle image pacifiste face à la communauté internationale, mais les fantômes commencent à resurgir, et il va falloir affronter ce passé difficile. La solution déjà, c’est de rendre aux autochtones leurs territoires. S’ils ont été parqués dans des réserves, c’est uniquement pour s’approprier leurs territoires et les ressources naturelles qu’ils contiennent. Il faudrait également abolir la loi sur les Indiens établie en 1815. Cette loi régit de manière archaïque et raciste le système des réserves. Ce qui est horrible, c’est que sur le principe, les autochtones sont pour l’abolition de cette loi. Le problème c’est que les réserves, c’est tout ce qu’il leur reste. C’est une affaire politique énorme. Pour en avoir beaucoup discuté autour de moi, je pense que l’indépendance des peuples est légitime pour ces gens-là, mais on sait tous que c’est d’une grande complexité. Alors sans aller aussi loin, je pense qu’accorder plus d’indépendance pour ces régions serait une bonne chose. Ils sont au début d’une renaissance, j’ai espoir qu’ils ne meurent pas, et qu’on leur tende plus la main. Pierre Bourgon disait : « En protégeant le français, je protège toutes les langues du monde contre l’hégémonie d’une seule ». Ainsi prendre parti pour les Innus, c’est prendre parti pour ma culture en même temps.

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Vous avez travaillé 5 ans à l’élaboration du film Kuessipan et vécu un temps parmi la communauté innue. Qu’est-ce que vous en retenez ?

C’est simplement l’expérience la plus enrichissante de ma vie. J’ai l’impression d’être devenue une meilleure personne en ayant réalisé ce film. C’était un projet qui me faisait très peur, parce que je n’était pas innue. J’avais peur que les gens croient que mes intentions étaient mauvaises, comme une réapropriation culturelle, par exemple. Mais cette peur m’a aidée à être plus humble dans cette aventure. Et puis j’aime le vertige que cela m’a donné, il faut davantage accepter le chaos que les gens amènent en étant non-professionnels. Cela m’a appris à plus lâcher prise, même dans la création, c’est-à-dire à être capable de créer et de contrôler ce que l’on fait tout en étant plus ouvert à des choses encore meilleures que ce que l’on peut anticiper. Pour les prochains projets, cela m’aidera beaucoup, j’en suis sûre !

Avez vous d’autres projets pour la suite ?

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Oui ! Cette expérience m’a donné envie de parler de ma culture. J’adore parler des autres mais j’aime autant parler de ma culture ! Je travaille justement sur une comédie, c’est un domaine que j’aime beaucoup explorer, et que j’avais déjà pu aborder à travers mon premier long-métrage. La comédie traitera de la famille québécoise, à la façon Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui… À suivre.

Le film Kuessipan est toujours à l’affiche en France et au Québec, alors foncez le voir au plus vite !