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Entrevue : Morgane Ortin – « Le secret » pour briser les mécanismes du silence

Rencontre avec la créatrice d'Amours solitaires qui vient de sortir un nouveau livre.

Par
Jade Le Deley
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Les deux premiers ouvrages de Morgane Ortin traitaient de ce qu’il y a de plus intime : l’Amour, en archivant les messages de ses abonné.e.s sur le compte Instagram Amours solitaires (on en avait parlé ici). Son troisième ouvrage, Le secret, est une nouvelle plongée dans notre psyché, au coeur de nos secrets les plus enfouis.

« Confiez-moi un secret », avait demandé Morgane Ortin à ses abonné.e.s en avril dernier lors d’un ennuyeux trajet en train Marseille-Paris de 3 h 30. « Du croustillant », avait-elle rajouté, un peu naïvement. Il n’en fallait pas plus pour qu’elle reçoive les secrets les plus intimes de centaines et centaines d’inconnu.es. L’histoire aurait pu s’arrêter là mais l’archiviste de l’amour a lu, compilé, et classé les secrets, jusqu’à ce que l’idée d’un roman émerge. La jeune autrice décide alors d’aller plus loin et de rencontrer toutes ces personnes qui lui ont confié une part de leur intimité. Le secret : le bruit du silence est un puissant témoignage des rouages du secret qui a aussi permis à Morgane Ortin de dévoiler sa propre histoire. Comment naît un secret ? Qu’est-ce qui nous pousse à garder le silence ? Quelle responsabilité avons-nous dans ce silence ? Le synopsis est intriguant, je me languissais d’en discuter avec la principale intéressée. Rencontre.

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A ton avis, qu’est-ce qui a poussé tous ces inconnu.es à te confier leurs plus intimes secrets ?

Je pense qu’il y avait une relation de confiance qui était déjà bien installée avec Amours solitaires. Depuis quatre ans maintenant, je reçois des messages d’amours de gens, que je ne connais pas et qui ne me connaissent pas. Pour moi c’était très surprenant d’avoir des confidences aussi intimes, parce que je pensais qu’on allait me confier des potins ou des ragots. Je les ai un peu questionnés sur le sujet, en leur demandant pourquoi ils avaient fait le pas de déposer leurs secret. La réponse qui est beaucoup revenue c’était: pour pouvoir faire exister le secret et, peut-être, qu’il ait moins de prise sur leur vie. Beaucoup de gens se sont reconnus dans le secret des autres. Il y avait aussi cette volonté de mettre un peu leur pierre à l’édifice, de se dire : « Si moi je me reconnais dans les histoires des autres, peut-être que si je parle de mon histoire, il y aura d’autres personnes qui s’y reconnaîtront ». Je pense aussi que ça fait du bien de se confier à quelqu’un qu’on ne connaît pas, c’est une manière de le dire sans vraiment le dire et juste de pouvoir balancer un secret par écrans interposés.

Comment s’est déroulée la genèse du roman ?

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Ça a été un très long processus, au début quand je faisais des boîtes à secrets, je n’avais pas du tout l’idée de faire un livre derrière. J’ai fait une première boîte à secret qui était très surprenante, après je me suis dis qu’il y avait quelque chose de très intéressant parce que ça soulevait plein de questions chez moi, ça suscitait plein d’émotions, de réactions et je me disais qu’il fallait le refaire tout simplement. Je sentais qu’il y avait quelque chose de très fort qui touchait beaucoup les gens. Je pense qu’entre le moment où j’ai fait la première boîte à secret et quand j’ai édité le livre, il s’est écoulé au moins un an. J’ai fait plusieurs boîtes à secret et je ne savais pas trop quoi faire de toute cette matière. Je redirigeais beaucoup les gens vers des associations pour partager un peu la responsabilité, parce que ça donne une responsabilité de se voir confier un secret très lourd. On en parlait pas mal avec mon éditeur, parce que lui sentait qu’il y avait matière à faire un livre, sauf que moi je n’étais pas encore prête à ça. L’idée a suivi son chemin au fur et à mesure. Ce qui a été le plus long, ça a été de trouver une forme au livre. Je n’avais pas envie de passer d’un entretien à l’autre, j’avais vraiment envie qu’ils se mélangent tous et qu’il y ait un point de vue éditorial intéressant.

Comment as-tu sélectionné les secrets pour ton livre ?

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Alors ça, c’est une super question, qui m’a beaucoup turlupinée car je recevais tellement de secrets différents. D’abord, j’ai commencé en prenant les secrets qui m’avaient le plus interloquée mais pour lesquels je me sentais capable de faire un entretien. Tous les secrets qui touchaient aux violences sexuelles, je les ai traités en dernier, parce que j’avais peur de mal faire. J’ai réalisé que je prenais beaucoup de secrets de femmes, alors j’ai essayé d’équilibrer et de trouver des secrets qui se contrebalançaient les uns avec les autres, avec des charges émotionnelles différentes, avec des histoires différentes.

Mais je crois que je ne rationalise pas encore totalement pourquoi tel ou tel secret. En fait, avec mon éditeur on en a beaucoup parlé et il me disait : « Choisis ce que tu as envie de choisir, sans trop te poser trop la question du pourquoi et il y aura sûrement une harmonie, un équilibre à la fin ». Et c’est ce qui s’est passé, mais j’aurais aimé qu’il y ait plus de secrets d’hommes, c’est vrai.

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Tu parles de « responsabilité » vis-à-vis de secrets parfois très lourds, comment as-tu géré cet aspect lors de l’écriture de ton roman ?

Ça a suscité beaucoup de questions, à propos de ma place dans tout ce projet. Parce que je ne suis ni psychologue, ni journaliste, ni assistante sociale donc j’ai eu du mal à trouver mon rôle. Même dans ma posture d’autrice, ce n’est pas évident de savoir précisément ce que je devais aller chercher et comment je devais me comporter avec les personnes. Donc la question de la responsabilité, elle a été tranchée en redirigeant les gens vers des associations.

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Et au final, au fur et à mesure des entretiens, cette question de la responsabilité s’est un peu apaisée parce que je sentais que toutes les personnes avec qui je parlais, ça leur faisait énormément de bien. C’était des entretiens qui duraient au moins deux heures, ça m’a donné de la force de voir à quel point c’était guérisseur de pouvoir s’exprimer sur toutes ces choses-là.

As-tu trouvé un point commun entre ces secrets disparates ?

Le point commun, c’était pas vraiment dans l’expérience ou la narration du récit mais plus dans l’expérience de ne pas parler. C’était là, le point commun : le silence qui réunissait toutes ces personnes. Et la plupart du temps, les raisons étaient un peu similaires quelle que soit la charge du secret, c’était intéressant de se rendre compte de ça.

C’est assez incroyable, on est tou.te.s des survivant.e.s et on n’a pas idée de ce que les gens traversent même quand ils sont proches de nous. Il peut y avoir tellement de secrets qui nous séparent.

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Pourquoi ne pas parler ? Si il ou elle avait déjà essayé de parler, à quoi il ou elle avait été confronté.e ? Est ce que c’était le fait d’en avoir parlé une première fois qui les avait silencé.e pour toujours, parce que la personne qu’il avait choisi n’avait pas bien réceptionné leur parole ou avait ajouté une charge supplémentaire ? Mais peu importe, dans les histoires vécues on sent une rage de vivre qui est assez folle et qui, moi, m’a fait me dire qu’on ne connait jamais vraiment les gens. C’est assez incroyable, on est tou.te.s des survivant.e.s et on n’a pas idée de ce que les gens traversent même quand ils sont proches de nous. Il peut y avoir tellement de secrets qui nous séparent.

Tu racontes les secrets de tes abonné.es dans ton livre mais tu inclus aussi des bouts de ton histoire personnelle, sous la forme de l’auto-fiction. Qu’est-ce que tu as découvert sur toi-même en écrivant ce livre ?

J’ai réalisé que je ne cache pas tant de choses que ça dans ma vie mais qu’on m’a déjà caché beaucoup de choses. Je pense que c’est pour ça que ça m’intéressait de parler avec les gens, c’était une manière de me dire je pouvais réceptionner des confidences. Je me suis dit que si j’arrivais à parler autant à coeur ouvert avec des inconnus, il fallait que j’arrive à le faire avec ma famille. C’est ce qui a été le plus dur.

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Quand j’ai vraiment décidé d’aller parler avec ma grand-mère : c’était un des jours les plus stressants de ma vie. Et faire relire tout le livre avant la publication, c’était difficile aussi. Pour moi, le plus gros enjeu c’était que ma famille soit d’accord, que ça leur fasse du bien.

A titre personnel, ça m’a donné ma place dans ma famille. J’ai eu l’impression de jouer le rôle que je devais jouer dans ma famille, d’occuper la place que j’avais envie d’occuper. Et c’est un sentiment qui est très agréable même si ça a réveillé des choses assez douloureuses.

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Qu’est-ce que tu retires et retiens de cette expérience ?

Qu’on ne connaît jamais vraiment les gens et qu’on a tous et toutes une responsabilité dans le secret des uns et des autres. Parce que la libération de la parole, on la doit beaucoup au mouvement #MeToo, entre autres, mais la libération de l’écoute n’est pas encore là. Si quelqu’un s’apprête à se confier à nous et qu’on n’a pas la bonne réaction au bon moment, qu’on ferme la porte ou qu’on la fait culpabiliser, ça peut vraiment créer des secrets à vie.

C’est important de parler, mais aussi et surtout de savoir écouter les autres, de savoir réceptionner leurs paroles. Il faut prendre le temps d’écouter avec bienveillance pour ne pas créer des silences encore plus grands.

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