.jpg)
Entrevue : Mathilde Ramadier – Pour une sexualité sans étiquette
Hétéro, lesbienne, bi… Faut-il forcément définir ses désirs, nommer son orientation sexuelle, se conformer à ce qui est attendu de sa communauté ? Dans son dernier essai Vivre fluide – Quand les femmes s’émancipent de l’hétérosexualité, publié ce 8 septembre, Mathilde Ramadier analyse ses propres désirs. De ses premiers émois à son expérience de femme mariée et mère de deux enfants, l’essayiste féministe part de son intimité pour nous plonger dans l’histoire méconnue de la bisexualité féminine. Fatiguée de l’hétéronormalité et de ses cases étriquées, l’autrice propose d’élargir l’horizon pour voir nos désirs comme libres, évolutifs, fluides… et goûter au plaisir de les vivre comme tels.
Comment est née l’envie d’écrire un essai sur la fluidité du désir ?
Le livre est né d’une discussion autour d’un café avec mon éditrice. On parlait du désir, de nos ami·e·s, on s’interrogeait, et elle m’a dit : “Il doit y avoir des livres sur le sujet… Mais s’il n’y en a pas, tu l’écris !” en rigolant. L’après-midi même, je me suis rendue compte que le livre que je cherchais n’existait pas et j’ai eu très envie de l’écrire. C’est un sujet très important dans ma vie, mais je n’ai jamais brandi de drapeau.
On ne parle de bisexualité comme d’une orientation sexuelle qu’au XIXème siècle, pourquoi si tard ?
Le terme de bisexualité a longtemps été confondu avec l’intersexualité et l’hermaphrodisme. Il a fallu attendre la naissance de la psychanalyse et de la psychiatrie pour qu’apparaisse la notion de bisexualité psychique, et la notion même d’hétérosexualité est extrêmement tardive. On a d’abord commencé à parler d’homosexualité pour ensuite parler d’hétérosexualité, parce qu’il est plus simple de qualifier ce qui est en marge. Au XIXème, le journaliste et militant pour les droits humains hongrois Karl-Maria Kertbeny parle de normalsexual, homosexual et doppelsexual, pour désigner la bisexualité. Il a fallu attendre la grande explosion des sciences au XIXè siècle pour que l’on commence à regarder dans le détail. Mais l’autre question encore plus tardive et qui se pose toujours aujourd’hui est celle de la reconnaissance de la bisexualité comme une orientation à part entière. Les militant·e·s bisexuel·le·s s’en sont emparé·e·s depuis les années 70-80, mais cette reconnaissance peine encore à émerger puisque le stéréotype numéro 1, c’est que la bisexualité n’est qu’une phase de transition. Il y a eu beaucoup d’étapes, mais il reste du chemin à faire.
Dans ton livre, tu parles du tableau d’Alfred Kinsey, un pionnier de la sexologie qui dans les années 50, offrait un spectre plus large et nuancé de l’orientation sexuelle. Qu’est-ce qu’a changé ce tableau ?
Encore aujourd’hui, ce tableau est très important. Beaucoup de gens le trouvent obsolète et pensent qu’il manque des variations : il comprend 7 points clés, et on pourrait évidemment aller encore dans le détail, mais c’est un tableau un peu dégrossi qui a le mérite de ne pas comprendre juste homo, hétéro et bi au milieu. Il est beaucoup plus complexe car il prend en compte l’orientation sexuelle telle qu’on l’affirme, mais aussi et surtout l’expérience vécue, le désir, le fantasme… Ce sont des pans différents de la sexualité et de notre expérience, mais ensemble ils constituent ce que peut être une orientation sexuelle.
« LE STÉRÉOTYPE NUMÉRO 1, C’EST QUE LA BISEXUALITÉ N’EST QU’UNE PHASE DE TRANSITION »
La culture bi reste encore dans l’angle mort des représentations LGBTQ+, comment l’expliquer ?
Il y a un effet de double placard, c’est-à-dire que les bi doivent sortir une première fois du placard pour sortir de l’hétérosexualité, puis se “justifier” vis-à-vis des gays et des lesbiennes pour affirmer qu’il ne s’agit ni d’une passade, ni d’une zone grise. Parmi les témoignages que j’ai recueillis pour le livre, ce qui revenait le plus souvent malheureusement, c’est que les stéréotypes et discriminations venaient plus souvent de la part des lesbiennes que des femmes hétérosexuelles. Le sujet piquait la curiosité des femmes hétéro et ouvrait au dialogue, tandis que chez les lesbiennes, il suscitait souvent de la méfiance ou de l’agressivité. Il y a tout de suite une guerre de chapelles qui se met en place.
Tu as mené une enquête auprès d’une quarantaine de personnes : selon leurs témoignages, a-t-on besoin d’abattre les murs pour redéfinir nos relations ?
Je n’ai pas la prétention d’avoir mené une enquête scientifique mais j’ai interrogé des femmes de 15 à 58 ans, certaines vivent dans des grandes villes, à la campagne, sont cadres, sans emploi, étudiantes, ont commencé par avoir des relations avec des hommes ou avec des femmes, ont des enfants ou pas… Et toutes plaident pour l’abolition de ces catégories. Certaines ont choisi un terme pour se définir, d’autres non, et toutes seraient preneuses d’un autre terme s’il en existait plus adéquat. Au fil des entrevues, elles avaient finalement envie de laisser cette question de côté pour raconter leur expérience avant tout. J’ai aussi remarqué que le terme de bi est plutôt utilisé chez les plus de 35 ans, mais les moins de 30 ans se disent plutôt pan ou sans étiquette. Il y a des changements entre les générations, c’est certain.
« SE DIRE FLUIDE, C’EST DIRE QUE L’ON EST ÇA AUJOURD’HUI, MAIS QUE ÇA AURA PEUT-ÊTRE ÉVOLUÉ DEMAIN »
Tu encourages à parler de fluidité, est-ce une autre manière d’envisager l’orientation sexuelle et le désir ?
Je trouve que le terme de bisexualité est devenu un peu obsolète ces dernières années parce qu’il induit encore une binarité de genre : on aimerait les femmes en opposition aux hommes et inversement, or ce n’est pas le cas. Les nouvelles générations se disent plutôt pan, mais toutes les personnes que j’ai interrogées ne se définissent pas comme tel, et moi-même je n’utilise pas ce terme. Le terme de fluidité annule cette injonction à la catégorisation et induit la notion de fluctuation dans le temps. Se dire fluide, c’est dire que l’on est ça aujourd’hui, l’affirmer et l’assumer, mais dans quelques années ça aura peut-être évolué, et ça ne viendra pas invalider ce que l’on est aujourd’hui. Le terme de fluidité se déplie dans le temps et montre que la sexualité se vit tout au long de l’existence, qu’elle a le droit de changer.
Qu’est-ce qui a changé pour toi depuis que tu penses ton désir comme fluide ?
J’ai eu l’intuition que mon désir était fluide très jeune et j’ai eu des expériences avec les deux genres à peu près au même moment. Dans les faits, il se trouve que je suis plus hétéro parce que je suis mariée, je vis avec un homme depuis plusieurs années et j’ai deux enfants. Mais je n’ai jamais voulu adhérer aux mythes et aux dogmes hétérosexuels, et pour moi il serait impossible de n’avoir que des amis hétéro, j’ettoufferai complètement. Avant c’était quelque chose que je vivais, qui faisait partie de ma culture, de mon entourage, de mon style de vie. Ce qui a changé avec le livre, c’est que j’ai pu beaucoup plus le penser, le théoriser, l’approfondir.
Avant d’écrire le livre, tu te rendais compte qu’il y avait autant de femmes qui étaient concernées par le sujet ?
En discutant je me rends compte que beaucoup d’amies hétéro ont déjà eu des expériences avec des femmes, mais j’en ai vraiment pris conscience grâce au livre, avec des études que j’ai trouvées aux États-Unis et en France, les témoignages que j’ai recueillis… J ’avais déjà l’intuition que c’était assez répandu, mais j’ai eu la confirmation que c’est un sujet vieux comme le monde qui est pourtant encore relativement dans l’ombre.
De tes premiers émois à aujourd’hui, quelles icônes t’ont inspirées en termes de sexualité ?
Comme beaucoup de jeunes femmes, je me suis un peu amourachée de Frida Kahlo et de Simone de Beauvoir, avant de me rendre compte qu’elles étaient bisexuelles. Finalement, cela résume bien mon rapport à la bisexualité : pour moi ce n’est pas un sujet de prime abord, mais quelque chose qui fait partie d’une personnalité plus large et qui rend cette personnalité intéressante. Je vois la bisexualité comme un signe d’ouverture d’esprit, d’appétit de vie, de curiosité intellectuelle… C’est ce paquet complet que j’aime chez ces créatrices là.