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Entrevue : Lucie Ronfaut-Hazard – Les règles, les femmes et la tech

Dans le milieu très masculin de la tech, les menstruations ont longtemps été mises de côté.

Par
Pauline Allione
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Clue, Flo, Glow, Eve… Le point commun de ces applis ? Toutes font partie de ce que Lucie Ronfaut-Hazard appelle la “menstrutech”. Journaliste spécialiste des nouvelles technologies, passionnée par les innovations liées aux règles, la jeune femme signe aujourd’hui son premier roman aux éditions La Ville Brûle, en librairies ce 30 avril. Les règles du jeu, c’est l’histoire d’une bande de meufs qui se lance dans l’aventure de l’entrepreneuriat avec un projet d’appli mobile de suivi du cycle menstruel. Une fiction moderne et sororale qui reflète autant l’absence des règles du paysage de la santé connectée, que l’absence des femmes de la start-up nation.

VOTRE LIVRE SUIT DES ENTREPRENEUSES AYANT POUR PROJET DE CRÉER UNE APPLI DE SUIVI MENSTRUEL. QU’EST-CE QUI VOUS A INSPIRÉ CETTE HISTOIRE ?

Au cours de ma carrière de journaliste, je me suis spécialisée dans les sujets humains dans la tech, et notamment dans ce que j’appelle la “menstrutech”, c’est-à-dire les innovations technologiques liées aux règles. Créer des applications pour aider les femmes à suivre leurs menstruations est selon moi un acte féministe, mais cela pose aussi de vraies questions, telles que l’utilisation de ces données intimes. J’avais conscience de ne pas toucher tout le monde avec des articles, alors j’ai décidé d’écrire une fiction dans laquelle des filles lancent une start-up de “menstrutech”.

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VOUS AVEZ INVENTÉ CE MOT-VALISE, “MENSTRUTECH”. C’ÉTAIT UN TERME QUI MANQUAIT ?

Je pense, oui. La “menstrutech” est généralement rangée dans la grande catégorie de la femtech, qui regroupe les technologies destinées aux femmes, mais je trouve ce terme trop vague : c’est quoi, les technologies féminines ? J’utilise Facebook tous les jours, est-ce que cela signifie que Facebook fait partie de la femtech ? Je trouvais également intéressant de décorréler les menstruations de la féminité. Il y a des femmes qui n’ont pas leurs règles, des hommes qui ont leurs règles, et des femmes qui ont leurs règles sans que ça définisse leur féminité.

QUAND A-T-ON COMMENCÉ À S’INTÉRESSER AUX RÈGLES DANS LA TECH ?

Contrairement à la plupart des secteurs de la santé connectée, ce sont des applications spécialisées qui se sont penchées sur le sujet, étant donné que les géants de la tech avaient complètement oublié les règles. En 2014, Apple lançait HealthKit, son application de santé connectée : elle récoltait de nombreuses données liées au corps telles que le podomètre ou la fréquence cardiaque, mais rien sur les règles. Pas une seule personne, dans ce qui est l’une des plus grandes entreprises de nouvelles technologies au monde, n’avait pensé aux règles, qui concernent plus de la moitié de la population mondiale.

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Au début des années 2010, des applications spécialisées se sont lancées sur ce marché, d’abord pour aider les femmes désirant un enfant à savoir quand elles étaient fertiles puis plus tard, pour aider leurs utilisatrices à mieux comprendre leur cycle. Cela rejoint le prémice de mon roman : Alice, mon héroïne, a besoin de suivre ses règles sur son smartphone, et réalise qu’il n’existe que très peu de services de ce genre. Il s’agit là du volet féministe de la “menstrutech”, mais dans le roman comme dans la vraie vie, d’autres enjeux ont rattrapé ce marché.

COMMENT EXPLIQUER QUE LES RÈGLES AIENT LONGTEMPS ÉTÉ ABSENTES DE LA SANTÉ CONNECTÉE ?

Les règles sont taboues, mais dans le monde de la tech, il y a une double peine. C’est un monde majoritairement masculin, aussi bien chez les ingénieurs et développeurs et que chez les start-uppers : en France, 79% des start-ups sont dirigées par des hommes. La potentialité que soit émise l’idée de développer une application dédiée aux règles est donc moindre. Mais même quand ces services connectés autour de la santé féminine existent, ils se confrontent à un autre problème, puisque les start-ups féminines rencontrent plus de difficultés à lever des fonds que les structures dirigées par des hommes. On imagine bien qu’une femme qui porte un projet de santé féminine connectée, ça peut vite coincer. Ida Tin, la PDG de l’application allemande Clue, a au départ été confrontée au discours méprisant des investisseurs : ils ne comprenaient pas l’utilité du projet, ou avaient mieux à faire ailleurs.

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LES GAFA SE SONT-ILS FINALEMENT INTÉRESSÉS À LA “MENSTRUTECH” ?

Oui, Apple notamment, a pas mal rattrapé son retard. Il y a quelques semaines, l’entreprise publiait les résultats d’une première étude médicale sur les règles à partir des données de son application Research, menée en partenariat avec l’Université de Harvard.

PARTAGER SON CYCLE MENSTRUEL À UNE ENTREPRISE, PRÉSENTE-T-IL UN RISQUE ?

Les problèmes de vie privée posés par la “menstrutech” sont les mêmes que ceux posés par l’industrie des applications en général : on donne énormément de données à des entreprises chaque jour, sans savoir ce qu’elles deviennent. La différence, c’est que les données de la “menstrutech” sont plus intimes. Enregistrer la date de ses règles, ses rapports sexuels, ou notifier son désir d’enfant à une application, ce n’est pas anodin.

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Quand on parle de sécurité des données, on imagine souvent des méchants hackers prêts à nous pirater, mais la majorité des risques repose en réalité sur la publicité ciblée. En 2015, une femme racontait dans le New York Times son expérience au sujet d’une application de “menstrutech”. Elle avait fait une fausse couche au troisième mois et supprimé l’application, sauf que six mois plus tard, elle recevait un joli colis contenant des couches et du lait en poudre. Sans la notification de sa fausse couche, les partenaires publicitaires de l’application lui avaient envoyé ces produits.

POURQUOI AVONS-NOUS BESOIN DE VOIR CES APPLIS SE DÉVELOPPER ?

Certaines utilisatrices ont besoin de la “menstrutech” pour mieux comprendre leur cycle menstruel, suivre leur contraception ou tomber enceinte. À l’inverse, certaines préfèrent s’en passer parce qu’elles ne souhaitent pas confier la connaissance intime de leur corps à une boîte noire, puisque ces applications reposent sur des algorithmes de prédiction. La “menstrutech” a ses bons et ses mauvais côtés, je ne me positionne pas dans ce débat. En revanche, je pense que c’est une industrie réellement intéressante, dont les enjeux rejoignent ceux de la santé connectée en général. Dans mon livre, mes héroïnes sont confrontées à une mutuelle qui veut investir dans leur application. Ce genre de choses existe déjà aux Etats-Unis : des entreprises proposent des réductions aux utilisatrices de leurs applications partenaires. La “menstrutech” nous concerne tous, et pas uniquement les personnes menstruées.

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LES RÈGLES DU JEU PARLENT AUSSI DE LA START-UP NATION. COMMENT EXPLIQUER QUE CE MILIEU SOIT ESSENTIELLEMENT MASCULIN ?

Les femmes sont moins éduquées à se mettre en avant ou à demander des augmentations, or le milieu de la start-up est soumis à une pression extrêmement forte : un start-upper travaille énormément, et toujours dans la peur de voir son projet mourir durant sa première année d’activité. On n’équipe pas les femmes à survivre dans ces milieux, qui sont d’ailleurs imprégnés de sexisme. Et même quand elles parviennent à monter leur start-up, elles sont confrontées à la pression de l’entrepreneuriat, mais aussi à la difficulté de lever des fonds… C’est tout un système qui a tendance à décourager les femmes.

QUEL MESSAGE VOULEZ-VOUS FAIRE PASSER, AVEC LES RÈGLES DU JEU ?

Ce roman, je l’ai écrit pour deux “profils”. Il y a ceux qui évoluent dans l’univers des start-ups puisque j’aborde la question de l’éthique dans la création entrepreneuriale, et il y a un public plutôt féministe, qui ne s’intéresse pas forcément à la tech. Les nouvelles technologies sont souvent perçues comme abstraites et réservées aux geeks et aux politiques, alors que c’est au contraire une matière très chaude et humaine, qui nous appartient à tou·te·s.

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