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Entrevue : « La Fracture » de Catherine Corsini – Crise sociale sur peine de coeur

Un tour de force drôle et émouvant.

Par
Daisy Le Corre
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Quand on m’a proposé d’interviewer Catherine Corsini, je l’avoue, mon coeur a fait un petit bond. « Catherine Corsini, celle qui a fait La Répétition ? » Oui, le film qui m’a donné mon premier émoi lesbien et que je regardais en boucle en cachette sur Canal+ dans ma période pré-pubère. Ce film où Emmanuelle Béart et Pascale Bussières (que j’ai d’ailleurs croisée plusieurs fois à Montréal depuis que j’y vis) vivent une relation d’amour-amitié typiquement saphique.

Mais en ce mois de novembre 2021, c’est pour son film La Fracture que j’allais pouvoir interviewer ma réalisatrice préférée. L’histoire ? Celle de Raf et Julie, un couple au bord de la rupture, se retrouvent dans un service d’Urgences proche de l’asphyxie le soir d’une manifestation parisienne des “gilets Jaunes”. Leur rencontre avec Yann, un manifestant blessé et en colère, va faire voler en éclats les certitudes et les préjugés de chacun. À l’extérieur, la tension monte. L’hôpital, sous pression, doit fermer ses portes. Le personnel est débordé. La nuit va être longue…

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La Fracture a d’ailleurs remporté la Queer Palm au dernier festival de Cannes. Et pour cause, comme l’explique bien Hétéroclite ici, « bien qu’elle ne soit pas le sujet du film, l’homosexualité de Raf et Julie est mise en scène de façon plutôt innovante : nous sommes avec un couple de femmes d’une cinquantaine d’années, parentes, faisant face à des problématiques contemporaines et quotidiennes. Une perspective rafraichissante alors que les femmes queers à l’écran sont bien souvent cantonnées à des rôles d’icônes tragiques en corset, confrontées à des amours passionnelles toujours plus éphémères et empêchées. Avec La Fracture, Corsini propose au contraire une homosexualité vivante, s’intégrant aisément à une fresque sociale riche. » Sans oublier le fait qu’elles sont aussi parents d’un ado (qui s’appelle évidemment Eliott) et que le sentiment d’illégitimité ressenti par Valérie, la mère non-biologique, est subtilement abordé.

Tout comme cette fracture sociale qui divise la France depuis les gilets Jaunes, et bien avant. Bref, encore une fois, Corsini touche juste, sans colère ni militantisme. Raison de plus de discuter avec elle, le temps d’un café au coeur de Montréal.

Merci pour votre magnifique Fracture, Catherine Corsini ! La formulation est étrange mais c’est vrai… Comment l’idée de ce film a-t-elle germé ?

(Rires) Merci ! Alors ça fait longtemps que mon idéal c’est de faire un film qui parle de la société, de l’engagement. Mais quand on est une femme, on se pose souvent la question de savoir si on a les capacités de faire certaines choses, si on est assez intelligente, etc. Je pensais beaucoup aux films de Moretti qui interrogent la société dans lesquels il se met lui-même en scène : je trouve ça merveilleux la manière dont on peut rire de ses propres défauts, et interroger la société à travers eux. C’est ce que j’ai cherché à faire. Mais c’est aussi grâce à ma productrice, qui partage également ma vie (ndlr, Elisabeth Perez), que j’ai eu le courage de m’émanciper, de raconter cette histoire.

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L’histoire est aussi inspirée d’une réelle fracture…

Oui, il y a eu ce concours de circonstance grossier et stupide, où je me suis fait une vraie fracture. Mais j’ai transformé ma colère en film, La Fracture. C’était un vrai défi et un vrai plaisir de pouvoir parler de moi et du cliché que je suis (ndlr, la provinciale qui débarque à Paris et qui devient cinéaste, accédant à un certain confort et niveau de vie). Je voulais aussi me raconter (…) mais je trouvais important de me mettre en scène sans trop de complaisance, et de pouvoir parler aussi de l’humanité, à travers l’hôpital avec des corps qui se cognent, dans un service hospitalier dépassé. Le tout dans une mise en scène sous tension. Est-ce que c’est une fable ? Est-ce que c’est un film politique ? Il y a un peu de tout dans La Fracture. Il y a l’intime mais aussi le collectif, avec cette arène de l’hôpital.

Et il y a aussi et surtout Aïssatou Diallo Sagna, aide-soignante dans la vraie vie, qui, dans votre film, campe une infirmière dans un service d’urgences en crise… Elle crève l’écran ! Comment l’avez-vous trouvée ? On a l’impression d’être dans l’hôpital avec elle.

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Oui, c’est vrai, c’est pour ça que les gens parlent souvent du côté documentaire du film, néanmoins ça reste un film où tout est écrit, précis, retravaillé. Les soignants amènent à la fois leur expertise, la justesse des gestes et leur autorité de soignant : ça participe à une impression de réalité.

Le film ne serait pas ce qu’il est sans Aïssatou, c’est sûr. Elle apporte quelque chose de dingue, elle est magnifique. Elle est la même au travail et à l’écran, elle a apporté sa force, sa simplicité et son humanité au plus haut point. Elle incarne l’hôpital au-delà des mes espérances.

Comment avez-vous écrit ce film ?

Ça germé la nuit où je suis tombée. J’envoyais des textos à des copines en leur disant que j’avais trouvé l’idée de mon prochain film : moi à l’hôpital avec des gilets jaunes. Ma chute a été le moteur du film. Je me suis beaucoup documenté, j’ai beaucoup lu et regardé des émissions, j’ai passé des nuits à l’hôpital, etc. C’est comme un collage de plein de choses ce film ! Je pense qu’il y a même des petites phrases que j’ai chopées sur place, à l’hôpital quand j’y étais.

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Et puis, il y a le documentaire Classe moyenne, des vies sur le fil où on voit des gens qui perdent leur boulot, leur situation, etc. C’était avant les gilets Jaunes, ça m’a beaucoup inspirée. J’ai essayé de raconter des choses dures relatives à des gens qui aiment quand même leur travail.

Selon vous, quelle est la principale fracture française en ce moment ?

C’est le mépris d’une certaine classe sur une autre, sans aucun doute. Le manque de considération d’une classe sur l’autre. Les Gilets jaunes ont été vu comme des bourrins comme des beaufs, ils ont été très stigmatisés. Il est désastreux ce mépris de classe. Même la façon de les amalgamer comme des gens d’extrême droit, alors qu’on a vu que ça devenait un réel mouvement social. Ce sont juste des gens qui se révoltent parce que leurs vies sont désastreuses par rapport au travail fourni. Ce ne sont pas des gens très différents de ceux qui ont fait la révolution de 1789 et ou de la Commune, en fait. Il est encore et toujours question d’injustice sociale.

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Avez-vous confiance en l’avenir ? En 2022 et les élections qui se profilent à l’horizon ?

Je suis très inquiète. D’autant que la pandémie a accentué les peurs, les angoisses, le manque de confiance par rapport à l’avenir. Alors en ce moment, certains vont chercher des solutions du côté de l’obscurantisme… Mais malgré tout, j’ai confiance en l’humain, dans les jeunes aussi. On ne peut pas reproduire les horreurs du passé, ce n’est pas possible. Il faut garder espoir.

Votre place en tant que femme lesbienne dans le cinéma français en 2021 est importante. Considérez-vous être un porte-drapeau ?

J’ai toujours fait des films engagés et militants. Le problème c’est surtout la place qu’on me laisse avoir ! On me disait encore récemment que quand on organise des débats avec des femmes réalisatrices, il y a moins de public, la place critique est encore très masculine, et il y a toujours une défense sournoise du patriarcat, alors ce n’est pas si gagné que ça. C’est sournois parce qu’on m’offre quand même une place et on me reconnait mais on a encore beaucoup de sujets sur lesquels on doit se battre ou s’investir. L’avortement, la situation des femmes en Afghanistan, ce sont des exemples parmi tant d’autres… On a un travail colossal à faire. Moi je suis là pour faire le job dès qu’on me demande, j’initie des choses aussi, voilà ma place. Mais je ne suis pas une militante. Je fais mes films et j’essaie d’être engagée au maximum pour me faire entendre ou faire entendre des voix, surtout celles des femmes. Pour elles, je le fais.

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Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour la suite ? Avez-vous des projets ?

Déjà, il y a cette question qui me taraude : est-ce que le cinéma va résister face à cette crise et à ces plateformes qui prennent toute la place ? Ce n’est pas dit. Je voulais faire un film sur une histoire d’amour entre deux jeunes filles mais je ne sais pas s’il va voir le jour finalement, je ne veux pas qu’il passe aux oubliettes à cause du contexte. Faire des films qui ne sont pas visibles, c’est compliqué…

Avez-vous déjà pensé à faire des séries ?

Tant que je peux y résister, je le fais… Je ne refuserai pas des épisodes de séries, mais bon… Enfin, j’y réfléchis. Mais disons que ce qui m’intéresserait vraiment c’est de pouvoir faire un film sur la communauté homosexuelle à travers le monde, par exemple. J’espère que je pourrai.

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