Aux détracteurs du féminisme qui parlent de « terreur féministe », de « féminazies », de « haine féroce de l’homme », les féministes répondent souvent que « le féminisme n’a jamais tué personne » pour rassurer leurs interloctureur.ice.s. Dans son livre La Terreur Féministe, petit éloge du féminisme extrémiste paru le 12 février aux Éditions Divergences, Irene (ça se prononce Iréné !), autrice, militante et étudiante en art de 22 ans, refuse de brandir à tout prix cette étendard du pacifisme et souhaite réfléchir sur la place de la violence dans la lutte féministe.
Dans l’imaginaire collectif, la violence est étrangère au genre féminin. Et pourtant, l’autrice nous rappelle qu’il « existe des femmes qui ont tué pour ne pas mourir. Des femmes qui ont tué pour obtenir la justice que le système judiciaire bourgeois, blanc et patriarcal leur refuse. » Le livre est construit autour de plusieurs récits de femmes, fictives ou réelles, qui ont fait usage de la violence face à des hommes, par choix ou par contrainte. En revenant sur la théorie de l’autodéfense, élaborée par la philosophe Elsa Dorlin, Irene casse le mythe du féminin et de la non-violence pour s’ancrer dans le vécu, le réel et le politique.
D’où t’es venue l’idée d’aborder le sujet de l’utilisation de la violence par les femmes ?
En trainant dans les milieux militants, j’ai réalisé que la question de l’utilisation de la violence était très présente en général mais pas vraiment dans les groupes féministes, j’avais l’impression que c’était un non-sujet. Je ne voyais jamais de débat à ce propos en AG féministe par exemple, alors que dans d’autres sphères militantes le sujet revenait tout le temps. Donc j’ai voulu questionner cela et me demander si les femmes avaient, à un moment, été violentes pour se libérer du patriarcat. Il y a une sorte de lacune que j’ai voulu combler. Ma volonté c’était de pouvoir en faire un sujet et d’interroger cela, pas forcément de dire si c’était bien ou mal, mais juste de commencer à en parler. J’ai donc commencé à me documenter. Ce livre c’est l’aboutissement de mes recherches, c’est un peu la retranscription de mon journal de bord pour pouvoir transmettre mes nouvelles connaissances.
Dans ton livre tu parles aussi bien d’Artemisia Gentileschi, peintre du 16ème siècle, du personnage de Lisbeth dans Millenium que de ta grand-mère Ita ou encore du mouvement des suffragettes britanniques et bien d’autres. Qu’est ce qui t’a fait choisir ces femmes aux vécus si différents et qu’ont-elles en commun ?
La raison pour laquelle mes exemples sont extrêmement variés et concernent différents domaines (artistique, historique, familial), c’est parce qu’il n’y a pas de sources officielles à ce sujet. J’avais aussi envie que le sujet soit incarné par ces femmes, par leur histoire, leur visage, leur prénom. Ce sont toutes des femmes qui, à un moment donné, ont utilisé la violence pour se défendre contre le patriarcat. Parfois, c’est une violence symbolique, parfois c’est une violence frontale et purement défensive, qui n’était pas politisée ou réfléchie, et parfois c’est une violence clairement politique. Un autre point commun c’est que la plupart d’entre elles ont été invisibilisées : certaines sont plus ou moins connues mais pour d’autres, je n’avais même pas entendu parlé d’elles avant de m’intéresser à ce sujet.
Le fait que le livre soit construit autour de ces divers récits permet de rendre le sujet très accessible et de s’éloigner du style de certains essais théoriques qui peut intimider beaucoup de lecteur.ices. Est-ce que c’était un choix de ta part de créer un ouvrage facile à lire et à comprendre ?
Oui c’était totalement volontaire. Je tiens beaucoup à l’accessibilité et à la démocratisation des idées. D’ailleurs, sur les réseaux sociaux, je tente de rendre accessible certains concepts parce que je trouve que souvent, quand on veut faire des recherches sur des sujets, on a uniquement accès à des sources très compliquées. Même quand on parle français couramment, ce sont généralement des textes qui sont dans un langage très soutenu avec des phrases à rallonge. J’ai l’impression que beaucoup de gens pensent que si tu ne fais pas des phrases compliquées, c’est que tu n’es pas assez cultivée alors qu’au final ça permet simplement à plus de gens de s’intéresser au sujet. Ça m’arrive parfois de lire des choses et de devoir les relire à plusieurs reprises parce que c’est trop complexe. Moi je n’avais pas envie de faire ça. J’avais envie de faire un livre que n’importe qui, que ce soit quelqu’un qui a Bac+18 ou quelqu’un qui n’a même pas le bac, puisse lire, comprendre et puisse s’emparer du sujet.
Avec ton titre « La Terreur Féministe, petit éloge du féminisme extrémiste » tu te réappropries le lexique utilisé par de nombreux détracteurs du féminisme. Qu’as-tu envie de dire à ces gens-là ?
Ce sont des gens qui perdent beaucoup de temps à nous expliquer comment on devrait dire les choses, ce qu’il serait digne ou pas de revendiquer au lieu de se dire que, peut-être, si on est en colère, si on parle en hurlant et si on « casse l’ambiance en soirée », c’est parce qu’on a des raisons de le faire, peut-être que le patriarcat abuse un peu, mais apparemment c’est trop demander. J’ai aussi voulu montrer que, de toute façon, on traite n’importe qui de féministes extrémistes. Même quand on demande des choses « basiques » comme le droit à l’avortement, on dit qu’on est déjà trop extrêmes, qu’on veut enfermer tous les hommes je ne sais où !
Tu reviens sur la phrase de Benoîte Groult « Le féminisme n’a jamais tué personne », souvent utilisée par les féministes elles-mêmes pour rassurer leurs interlocuteurs. Pourquoi cette « justification » te dérange ?
Ça me gêne déjà dans la mesure où cette affirmation est fausse et où elle invisibilise beaucoup de femmes, beaucoup de combats et de pistes de réflexion. Ça me dérange aussi parce que cette phrase est devenue un peu dogmatique. Du coup, la femme qui va se retrouver dans une situation de danger où elle ne va pas avoir d’autres choix que de casser la gueule à quelqu’un, va se dire qu’elle est une mauvaise féministe parce qu’elle aura recours à la violence alors qu’on lui a toujours dit que le féminisme devait être pacifique. Je trouve que ça créer une culpabilité supplémentaire pour les femmes, dont on n’a pas besoin.
Ensuite, ce qui me dérange dans le fait de ne pas accepter la peur des hommes, c’est qu’on a tendance à beaucoup vouloir les rassurer. On leur dit « Ne t’inquiètes pas, on est féministes mais on ne te veut pas du mal » alors qu’être féministe veut quand même dire vouloir déconstruire le privilège masculin. Quand on a eu des privilèges toute la vie, c’est normal d’avoir peur et c’est normal de vouloir s’y agripper au maximum. Je pense qu’on ne devrait pas essayer de les rassurer mais qu’on devrait juste leur dire : « Oui le monde va changer et tu n’auras pas tes privilèges et ta position dominante mais ça va être cool quand même, tu verras ! »
Dans ton livre, tu rappelles que « la non-violence est un privilège ». Tu peux nous expliquer un peu plus cette idée ?
Cette phrase vient du livre Comment la non-violence protège l’état de Peter Gelderloos. Dans cet ouvrage, l’auteur explique en quoi la non-violence est patriarcale, étatiste et raciste. Il explique que c’est un privilège puisque pour pouvoir être non-violents, il faut avoir le choix. Or, quand on est une femme et qu’on est en danger face à un homme, la non-violence n’est pas forcément une option.
Je trouve qu’il y a vraiment beaucoup de discours très moralisateurs sur la non-violence. Il y a même des groupes militants dont c’est un des leviers principaux. Dans le militantisme il y a l’aspect théorique, ce à quoi on aspire, nos objectifs. Certes, on aspire à un monde sans violence et on se bat pour la justice mais pour l’instant on n’en est pas là. Pour l’instant, on vit dans un monde injuste et violent. Donc malheureusement, même si on ne veut pas être violent.e.s, parfois c’est tout simplement de l’ordre de la survie. Exiger de tout le monde d’être lisse et de militer avec le sourire, c’est vraiment être détaché.e.s de la réalité.
La philosophe Elsa Dorlin, que tu cites dans ton livre, explique que « l’autodéfense féministe » est un moyen et non pas une fin en soi. Il y a donc une différence à faire entre la violence oppressive et la violence défensive ?
Oui, lorsque la violence est utilisée dans les luttes sociales, ce n’est pas une violence qui a pour objectif d’instaurer une domination. C’est une violence qui existe en réponse à une violence patriarcale et oppressive. C’est une violence qui vise à nous défaire de cette domination. C’est pour ça qu’elle n’est pas équivalente à la violence que les hommes exercent sur nous.
Il y a, depuis toujours, une dissociation voulue et construite entre le genre féminin et la violence. Comment faire pour que les femmes elles-mêmes se réconcilient avec l’idée qu’elles ont le droit d’être violentes ?
Cela supposerait de casser le mythe du féminin. En tant que femmes, on se coltine toutes les injonctions qu’on a associé au genre féminin : l’idée de passivité, de soumission, d’effacement, de silence. On n’attend même pas des femmes qu’elles parlent donc comment pourrait-on attendre qu’elles osent se défendre ou se venger de leur bourreau ? Du coup, quand on va faire usage de la violence ou être en colère, on va tout de suite associer cela à une forme de folie en nous traitant d’hystériques, de malades mentales, un vocabulaire très psychophobe, comme si il fallait que l’on soit vraiment hors de nous-même, de notre état « normal » pour s’éloigner des normes de genre féminin. Comme si, en tant que femmes, nous ne pouvions pas réfléchir sur et penser la violence.
Et je trouve qu’au sein même du féminisme, il y a aussi souvent, en plus de cette volonté de vouloir rassurer les hommes, une volonté de vouloir plaire et complaire. C’est-à-dire que non seulement on ne veut pas faire peur, mais en plus on veut avoir l’air cool et gentille, comme si on devait plaire aux spectateurs masculins pour qu’ils nous donnent leur approbation. Alors que le but du féminisme c’est de lutter contre le patriarcat donc qu’est-ce qu’on s’en fout si les hommes nous aiment bien ou pas, le but est de détruire le monde ! (rires)
Tu dis « si cette question de la violence féministe est à la fois victime de tabous et d’amalgames, c’est en partie parce que le féminisme est souvent mal défini ou incorrectement verbalisé. » Comment le définirais-tu ?
Je trouve qu’on a tendance à ne pas dire précisément ce qu’on veut, on a tendance à se cacher derrière des grands concepts comme « égalité », « liberté » qui au final ne veulent pas dire grand-chose. Il faut parler des revendications concrètes. Par exemple, quand on défend le droit à l’avortement, on ne défend pas le fait d’être égales aux hommes cis (cisgenre ndlr) parce que cela ne les concerne pas, c’est un droit qu’ils n’auront pas, donc parler d’égalité est un peu un non-sens. Pour moi le féminisme c’est un mouvement pour reconstruire le monde, c’est un mouvement qui doit aller de pair avec l’antiracisme, l’anticapitalisme, l’écologisme. Je pense qu’il est important d’intégrer cette spécificité de genre dans la lutte globale.
Tu te définis toi-même comme féministe extrémiste, qu’est-ce que ça implique ?
Si on n’est pas féministe extrémiste, on est quoi ? Féministe à moitié ? Si tu ne veux pas la liberté totale, tu en veux juste un peu, juste pour certain.e.s ?
Les exemples les plus radicaux que tu cites dans ton livre, Valerie Solanas et Rote Zora, montrent que l’utilisation de la violence peut être théorisée et mise en pratique concrètement. Que penses-tu de ces actions ?
Oui même si, dans le groupe allemand Rote Zora, elles ont mené des actions radicales mais n’ont jamais blessé qui que ce soit et le Scum Manifesto de Valerie Solanas est une théorie qui n’a jamais été menée à la pratique et je pense que ça ne pourrait pas se faire de sitôt. Quand je parle du Scum Manifesto, ce n’est pas une posture que je soutiens personnellement. Mon but n’est pas d’exterminer les hommes mais je pense que ça vaut le coup de connaitre les femmes qui ont eu cette pensée, qui l’ont théorisée, et d’en débattre, d’en parler. À aucun moment dans mon livre, je dis qu’il faut partir la nuit à la chasse aux hommes ! (rires)
Qui sont tes inspirations ?
Mon féminisme s’est beaucoup construit à travers la littérature et la lecture d’essais. Je suis très inspirée par les figures anarchistes comme Emma Goldman, Louise Michel mais surtout par des figures espagnoles comme Lucia Sanchez Saornil ou Amparo Poch y Gascón. Ce sont des figures qui ont autant une réflexion sur le genre que sur la classe. Ensuite, il y a des femmes comme Maya Angelou, Angela Davis qui vont aussi avoir une réflexion sur la race. J’aime les femmes qui ont une implication théorique mais aussi une application pratique et qui ont su réfléchir aux intersections entre les différentes luttes.
En parlant d’Angela Davis, tu peux nous parler de ton avis sur la prison ? Est-ce que féminisme anti-carcéral et théorie de l’autodéfense vont de pair ?
Malheureusement, si la violence est encore souvent nécessaire c’est parce qu’on a un système juridique et global qui est défaillant. Je pense que la prison est un endroit où l’on envoie les pauvres, les personnes racisées, les personnes en marge de la société mais ce n’est pas un endroit où l’on va trouver beaucoup de violeurs finalement. Il y a beaucoup de personnes qui tendent à défendre l’existence de la prison en disant : « mais qu’est-ce qu’on ferait des violeurs sinon ? », comme si actuellement ils étaient en prison. Aujourd’hui, les prisons sont occupées à plus de 120% de leur capacité en moyenne en France et le pourcentage de violeurs incarcérés reste pourtant minime. Donc je pense qu’on ne peut pas justifier l’existence d’une structure qui n’est que privation de liberté et racisme lorsqu’on voit que cela ne règle en rien les violences de genre.
Le corps tient une place importante dans la théorie de l’auto-défense féministe. Peux-tu nous en dire plus ?
C’est une idée que j’ai beaucoup retrouvé chez Elsa Dorlin et qui m’a fait beaucoup réfléchir. Quand on est une personne opprimée par tous types de dominations, notre corps est souvent la première cible. En tant que femme, on va toujours vouloir s’attaquer à mes droits reproductifs, à ma sexualité que ce soit en m’agressant ou en dénonçant ce que je fais de mon corps. Depuis qu’on a créé cette idée du féminin, on a voulu modeler ce qu’est être une femme : être épilée, maquillée, avoir un certain type de corps, un corps avec un utérus par exemple, alors que pas forcément. Finalement, se défendre violemment avec notre propre corps, ça permet de nous le réapproprier et de faire que ce corps qui a été attaqué, sur lequel on s’est acharné, sur lequel on a basé la domination, devienne puissant et devienne une sorte d’arme contre sa propre domination. L’objet de l’oppression devient le sujet contre l’oppression.
La question de l’utilisation de la violence et du corps comme stratégie de lutte a aussi été soulevé dès les années 60 par les activistes du Black Panther Party for Self-Defense aux États-Unis et continue de faire partie des questionnements politiques du militantisme antiraciste aujourd’hui. Peut-on lier cela à ce que tu évoques dans ton livre ?
Oui évidemment c’est très lié. Quand les personnes racisées vont revendiquer leur droit et exiger le respect de leur vie et leur dignité, on leur reproche en continu la manière dont elles le font. Alors que quand ces personnes vont manifester en silence ou s’exprimer simplement, on ne les écoute pas. C’est extrêmement malhonnête puisque les premières personnes à critiquer la violence et la colère des personnes racisées sont les dernières personnes à écouter à la base ce qu’iels veulent dire et exprimer. Du coup, ces gens utilisent l’argument de la violence pour décrédibiliser les personnes qui se battent pour leurs droits.
À qui s’adresse ton livre et quel message voulais-tu faire passer à travers lui ?
J’ai envie qu’il parle à tout le monde mais je sais que ça ne sera pas le cas. L’idée c’est que, vu que j’ai essayé de le rendre accessible, il soit potentiellement lu aussi bien par des jeunes qui découvrent le féminisme mais aussi par des personnes âgées qui vont se remettre en question ou que ça va, au contraire, les conforter dans ce qu’elles pensaient déjà. Quoiqu’il en soit, j’estime que mon livre n’est pas là pour donner des réponses mais plutôt pour poser des questions. Je ne suis pas sûre qu’on puisse être d’accord ou pas d’accord, je pense qu’on peut juste vouloir en débattre. Ce que je souhaite c’est que les gens prennent mon livre comme une sorte d’introduction, je veux mettre le sujet sur la table et permettre à des gens d’avoir envie d’aller creuser si iels le souhaitent.