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Entrevue : Alexandre Pierrin – Dans la tête des trolls

Sa série « Trolls » vient de sortir.

Par
Daisy Le Corre
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Les trolls. Des sadiques, des frustrés, des sociopathes qui vivent dans des caves ? Avec sa série-documentaire, Trolls, Alexandre Pierrin nous prouve le contraire. « J’avais envie de sortir du traitement psychiatrique et individuel qu’on faisait des trolls. Je voulais traiter le troll en tant que phénomène social et humain », raconte d’emblée le réalisateur.

Sur son site, il rappelle d’ailleurs que « les trolls sont partout mais on ne les voit jamais. Fléau de nos conversations en ligne pour les uns, héros de l’internet libre pour les autres, cette figure polarise autant qu’elle fascine. Et pourtant, personne n’a jamais vu le visage d’un troll. On ne sait pas combien ils sont, ce qui les motive et encore moins à quoi ils ressemblent. »

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La série Trolls (5×20’) propose de rentrer dans l’intimité de ces monstres modernes pour découvrir les visages bien humains qui se cachent derrière ces identités virtuelles. On en a discuté avec le principal intéressé.

C’est quoi un troll déjà ? Un farfadet de la dialectique ?

C’est un internaute, sous couvert d’un pseudonyme, qui va venir perturber des conversations en ligne avec un humour asymétrique et souvent provocateur. Asymétrique, ça veut dire que les gens vont se faire “avoir” par le troll, comme dans une « caméra cachée ». Mais toute forme d’humour provocateur en ligne n’est pas du troll, par exemple, Le Gorafi ce n’est pas du troll, c’est de la parodie. Maintenant si Christine Boutin ne comprend pas ça, c’est son problème ! Mais Le Gorafi n’essaie pas de piéger les gens, pour faire simple.

Mais sinon la notion de « farfadet de la dialectique » me plait bien aussi: ça montre hyper bien que le troll utilise les armes de la communication pour la détruire, la rhétorique pour rendre la conversation impossible, c’est vraiment ça. Et cette idée de farfadet permet aussi de distinguer les trolls des phénomènes de cyberharcèlement, car l’objectif du troll c’est de rire et de faire rire. À l’inverse de celles et ceux qui harcèlent en ligne qui ont avant tout pour objectif de faire souffrir quelqu’un. Mélanger les deux notions, c’est dangereux. On utilise parfois le terme troll à tort et à travers, c’est dommage.

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Évidemment, il peut y avoir une zone grise quand on trolle : quand on se moque d’une publication, on peut faire rire ses amis tout en blessant quelqu’un, sans que ce soit l’objectif de base. On touche alors à une limite de la liberté d’expression en ligne : d’un coté la liberté de s’exprimer, de l’autre la liberté d’en rire.

Comment t’as fait pour dégoter les trolls qui apparaissent dans ta série-documentaire ?

Au début, j’ai commencé tout seul et un peu naïvement en allant sur des forums spécialisés sur internet en demandant où est-ce que je pouvais trouver des trolls ! (rires) J’y suis allé un peu en kamikaze. La première réponse que j’ai reçue c’est: « Dans le cul de ta salope de mère, fils de pute ». Donc, je me suis dit que j’allais changer un peu ma façon de faire… (rires) C’est comme ça que j’ai commencé à bosser avec Camille Baron: pendant 3 mois, on a écumé des forums internet francophones, des pages Facebook, des comptes Twitter pour tenter de trouver des trolls.

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En général, quand on finissait par en trouver, ils refusaient de nous parler. Ou alors ils acceptaient mais quand je leur disais qu’il fallait parler face cam, c’était mort. Ça peut avoir un impact sur ma profession, ma famille.

Les personnes qui ont accepté de témoigner avaient des choses à dire, presque un « combat à mener ». Comme Francis qui avait été pris dans l’affaire dite de la « Ligue du LOL » ou Xavier qui avait une procédure judiciaire et qui estimait qu’il avait été injustement impacté par ses activités de troll. D’autres avaient mis ça derrière eux sans pour autant renier leur passé, comme Rémi ou David qui cherchaient de nouvelles manières de troller à travers le street art, l’art contemporain ou autre. En tout cas, ils estimaient tous que les trolls n’étaient pas bien dépeints dans l’espace médiatique.

Pourquoi tu as décidé de te pencher sur ce sujet en particulier ?

J’ai une relation d’amour-haine aux trolls. Je suis attiré par leur côté provocateur, anticonformiste, punk dans lequel je me reconnais par moment, et en même temps, leur côté narcissique et cruel me repousse. Je trouve que ce mélange de fascination et de dégout est la bonne distance pour réaliser un documentaire, il permet d’être en tension perpétuelle avec son sujet : pourquoi est-ce que je les filme ? Qu’ont-ils de si intéressants ? C’est une posture fatigante, mais c’est très stimulant !

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Qu’est-ce qui t’a le plus étonné en faisant ce documentaire sur les trolls ?

C’est le côté communautaire des trolls, je crois, étrangement. Celui qui m’a le plus étonné, c’est Kévin, celui qui trolle dans les jeux vidéo : en soi, je trouve que c’est un délire vraiment particulier. Le mec passe son temps à aller saborder ses propres parties en ligne, à rendre fou ses coéquipiers… Et il se filme en le faisant, comme dans une caméra caché. Or ce sont ces vidéos qui lui donnent un statut de micro-célébrité au sein de la communauté des jeux vidéo. Cette idée de troller pour avoir de la notoriété au sein d’un groupe, je ne l’avais pas forcément imaginé.

Est-ce que la dernière décennie était un bon timing pour les trolls ?

Les 10-15 dernières années ont été des périodes fastes pour les trolls parce qu’ils se nourrissent des interactions en ligne, or elles n’ont jamais été aussi importantes qu’aujourd’hui, donc c’est un âge d’or pour les trolls. Mais la popularisation de cette figure amène aussi son dévoiement : il y a des gens qui utilisent des techniques de troll mais qui ne sont pas intéressés par le fait de troller. Ils veulent juste attirer l’attention et faire passer leurs messages. Xavier, un de mes personnages, donnait souvent Donald Trump comme exemple de troll ultime. En utilisant la provoc et l’outrance, Trump réussissait à capter toute l’attention en ligne autour de sa personne et à dicter l’agenda médiatique. Le problème c’est que Trump mettait ces techniques au service d’un projet politique personnel : pour lui le troll était un moyen, pas une fin.

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C’est quoi les principales « qualités » d’un troll ?

Je ne voudrais pas qu’on pense que j’incite les gens à troller, il y a d’autres façons plus intéressantes d’utiliser son temps en ligne ! Mais disons que pour « bien troller » et ne pas déraper, il faut savoir être humble, ne pas aller trop loin et savoir maîtriser l’espace dans lequel on trolle. Dans la vie de tous les jours, on ne fait pas les mêmes blagues à nos potes, nos collègues de bureaux ou nos grands-parents, sur Internet, ça devrait être la même chose… Il faut maîtriser l’impact de son troll en sachant si la personne en face va être capable de comprendre, d’avoir du recul et de digérer certains messages, c’est hyper important. Par exemple, un homme ou une femme politique, eux, savent encaisser les trolls : ce sont des figures publiques, ils sont blindés. Mais si on s’attaque à n’importe quel quidam, on ne sait s’il.elle sera capable d’encaisser telle ou telle moquerie. Il faut savoir à qui on s’adresse. Le problème sur Internet c’est qu’on ne contrôle pas la viralité d’un message : on peut poster un truc pour faire rire quelques potes, mais 24h plus tard, la planète entière peut l’avoir lu…

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Qu’est-ce qu’on dit aux gens pour leur donner envie de voir ta série ?

C’est une série sur les trolls mais dans laquelle, on ne voit presque pas d’écrans. J’ai essayé de rendre la série la plus humaine possible où on voit des humains qui nous parlent face caméra, le plus possible. La série permet aussi de déconstruire la figure de super-méchant qu’on a construite de manière un peu artificielle, on s’aperçoit en discutant avec les trolls qu’il n’y a pas une frontière nette entre les « méchants trolls » et les « gentils internautes » mais plutôt un continuum qui nous relie à eux. Il n’y aurait pas autant de trolls si on ne vivait pas dans une culture du clash permanent ou si les médias en ligne n’étaient pas aussi « attrape-clic » : les trolls se nourrissent de ces codes et les détournent. Avec la série, on réalise ce qui, dans nos gestes quotidiens, fait en sorte que les trolls existent dans cet écosystème… Les trolls, ce sont les enfants-terribles de la société du spectacle, les hackers de l’économie de l’attention; si nous, en tant qu’internaute lambda, on n’avait pas cet appétit pour la provocation et l’outrance, ils ne proliféreraient pas autant sur les réseaux.

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Enfin, ce que je trouve intéressant dans la figure du troll c’est qu’il considère internet et les réseaux sociaux, comme un espace de jeu, de mise en scène. Il ne faut pas oublier que ce qui est sur les réseaux sociaux, c’est certes un reflet de la réalité mais ça reste un reflet déformant modelé par des algorithmes, des intérêts commerciaux, etc. Les réseaux sociaux, c’est un espace de communication certes mais c’est aussi de mise en scène de nous-même, et les trolls, en ne prenant rien au sérieux, nous rappellent cette réalité.

Donc si ma série peut inciter certains internautes à avoir un peu plus de recul sur ce qu’ils voient en ligne et sur les réseaux, ce sera déjà bien.

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