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En politique, des candidates au bord de la falaise de verre
J’ai découvert le phénomène de falaise de verre ou “glass cliff” alors que je regardais la série « Younger ». Le personnage de Kelsey, talentueuse éditrice de 26 ans, était propulsée à la tête de la maison d’édition où elle travaillait alors que celle-ci était en grande difficulté financière. Michelle Ryan et Alexander Haslam, professeurs de psychologie sociale et organisationnelle à l’Université d’Exeter, au Royaume-Uni, ont mis en évidence ce concept en 2005. Suite à la publication d’un article du Times qui affirmait que les femmes à la tête des grandes entreprises “faisaient des ravages” en termes de rendement, les deux chercheurs ont repris les mêmes données pour révéler que les crises menaient les entreprises à nommer plus facilement des femmes à leur tête, et non l’inverse ! Cette analyse scientifique m’a amené à me questionner sur les trajectoires professionnelles des femmes…Le phénomène de falaise de verre s’est vérifié concrètement ces dernières années, avec par exemple la nomination de Marissa Mayer à la tête de Yahoo en 2012 alors que le groupe traversait une crise sans précédent.
Même phénomène en politique
Si des situations de “glass cliff” sont possibles dans tous les domaines, la politique a attiré mon attention. L’exemple le plus parlant est celui de Theresa May, nommée en 2016 Première ministre du Royaume-Uni à la veille des négociations des accords sur le Brexit. Seulement trois ans après, elle renonçait à sa fonction. A l’aube des élections présidentielle et législatives en France, j’ai souhaité savoir quels mécanismes étaient à l’œuvre dans les partis politiques français et internationaux.
« Nous avons analysé plusieurs données sur le concept de falaise de verre en politique, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en France, en Autriche ou encore en Allemagne », explique Clara Kulich, professeure associée au département de psychologie sociale de l’université de Genève. « Nous souhaitions savoir à quel point les femmes ou personnes issues d’un groupe « minoritaire » étaient plus souvent désignées comme candidates dans des régions difficiles à gagner », autrement dit, des régions ou circonscriptions rarement dirigées par le parti pour lequel elles se présentent.
Sarah Robinson, également chercheuse au département de psychologie sociale à l’université de Genève, soulève dans une recherche menée sur les élections législatives en France de 2002, 2007, 2012 et 2017 que les « choses ont beaucoup changé » pour les femmes dans la politique française depuis deux décennies, entre autres avec la loi sur la parité en politique : « En France, nous voyons une augmentation du nombre de femmes représentées au niveau législatif », explique-t-elle. « Mais on voit tout de même des situations de falaise de verre, liées notamment aux partis : par exemple en 2007, les candidates des partis historiques ont été investies dans des circonscriptions plus difficiles à remporter comparé aux hommes, d’autant plus celles investies par l’UMP (actuellement Les Républicains) ». En 2012 également, les femmes aussi bien chez le Parti Socialiste que pour l’UMP ont été plus souvent mises dans des territoires plus difficiles à gagner.
Pour les législatives 2017, la chercheuse conclut qu’on trouve moins de situations de falaise de verre, notamment avec l’arrivée de la République en Marche où « parmi les candidats non encartés auparavant, 60 % étaient des femmes ». « C’était comme un déluge d’opportunités pour les femmes et ça a réduit l’importance de la falaise de verre comme obstacle », détaille-t-elle, sans exclure la possibilité qu’en 2022 les candidates LREM soient mises dans des territoires difficiles à remporter. « Dans des partis ancrés historiquement et idéologiquement (le PS, LR) certains “personnages” sont connus dans un lieu et établis, ce sont plutôt des hommes. C’est plus difficile pour des femmes de candidater et de gagner ».
Présidentielles, les femmes ont-elles une chance ?
La candidature d’Anne Hidalgo*, actuelle maire de Paris, pour la présidentielle pourrait, à première vue, se rapprocher d’une situation de falaise de verre. Mais les deux chercheuses n’analysent pas les élections présidentielles car il y a trop peu de candidats pour que les données soient représentatives.
Néanmoins, quelques éléments permettent de s’interroger. D’abord, il y a la situation du Parti socialiste actuelle, avec une mobilisation moins importante qu’auparavant : pour l’investiture d’Anne Hidalgo, on compte 22 480 votants contre 179 412 pour la primaire fermée du PS en 2007 (les primaires de 2012 et 2017 étant ouvertes, il n’est pas possible de les comparer). Il y a également la situation financière de la campagne de la candidate PS : Olivier Faure déclarait sur France info, le 25 novembre dernier, que la campagne d’Anne Hidalgo coûterait moins que celle de Benoît Hamon en 2017 qui était à hauteur de 16 millions d’euros (contre 21 millions pour François Hollande en 2012). « Ce n’est pas l’argent qui garantit le résultat », assurait le premier secrétaire du Parti socialiste. Mais si Anne Hidalgo fait moins de 5 % au premier tour de l’élection présidentielle, les taux de remboursement de la campagne seront moindres et cette situation pourrait causer un déficit important pour le Parti socialiste.
D’après les analyses de Clara Kulich et Sarah Robinson, le phénomène du soutien financier différencié entre candidates et candidats se retrouve aux États-Unis : « Aux Etats-unis les candidates des Républicains et des Démocrates sont investies dans des territoires plus difficiles à remporter que les hommes. Mais le parti des Républicains soutient moins ses candidates financièrement que les candidats masculins, ce qui n’est pas le cas chez les Démocrates ». Ce phénomène pousserait plus de femmes à quitter la politique du côté des Républicains en cas d’échec.
Un changement dans le paysage politique
Le 4 décembre dernier, Valérie Pécresse a été désignée comme la candidate des Républicains. Elle est la première femme investie par la droite pour l’élection présidentielle. Du côté de la gauche, Anne Hidalgo a appelé à un rassemblement, sans pour autant parvenir à une alliance commune avec EELV et LFI notamment. Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux dans le gouvernement de François Hollande, a annoncé qu’elle pourrait également rejoindre la course à la présidentielle, mais n’a pas donné beaucoup plus de précision. Elle a tout de même souligné vouloir “l’union”.
Le paysage politique est donc en train de changer, notamment dans les partis dits “historiques”. On le constate également à l’échelon local, départemental, régional, législatif ou sénatorial, même si les chiffres ont encore une grande marge de progression : les femmes représentent 20% des maires, 8% des présidentes d’EPCI, 7 sont présidentes de régions, 18 présidentes de départements. « Il y a un changement important dans le paysage politique, on voit plus de femmes qui font aussi changer les idées », estiment Clara Kulich et Sarah Robinson. Malgré cette nouvelle donne, les deux chercheuses à l’université de Genève restent vigilantes. En menant des recherches spécifiques sur la falaise de verre en politique, elles mettent en lumière les situations dans lesquelles sont placées les femmes à la fois lors des élections mais aussi au cours de leurs mandats. Si la parité en politique est un enjeu important, il est également nécessaire de veiller à la condition de l’exercice de la fonction d’élue. Une sorte de balance entre “quantité” et “qualité”, car le changement ne doit pas se faire à n’importe quel prix.
*Elle est la deuxième femme investie par le PS pour l’élection présidentielle.