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En 2023, le harcèlement scolaire tue encore
« Est-ce possible de développer des normes où le harcèlement ne serait plus considéré comme une mauvaise blague ? »
On n’arrête pas de dénoncer les actes d’intimidation et ceux qui les perpétuent. Or, cela permet paradoxalement d’en écarter les enjeux sous-jacents, fondamentaux. Associée aux enfants et aux adolescents, l’intimidation vide la violence de son sens et la rend « anodine et naïve ».
Accepter l’inacceptable ?
En 2021, Alisha, une ado de 14 ans, a été assassinée à Argenteuil, victime d’intimidation et de harcèlement scolaire. En ce début d’année 2023, c’est Lucas, 13 ans, qui s’est suicidé à Épinal, victime de harcèlement et d’homophobie selon sa famille. N’aurait-on pas pu agir sur les raisons du harcèlement criminel dont ces deux enfants ont été victime, sur les réseaux sociaux notamment ? En ciblant un problème d’intimidation, on évite de se pencher collectivement sur la discrimination et l’ostracisme dont celle-ci se nourrit.
Et en érigeant l’intimidation en nouvelle bataille moraliste, on vise les « bourreaux », on cache le vrai problème : l’acceptation de cette violence par notre société. Les « intimidants » seraient les seuls coupables et les victimes prises en pitié. Notre société ? Civilisée et civilisatrice.
Banaliser la violence
Or l’intimidation est un concept socialement construit autour de l’adolescence et de l’école. Considérée à prime abord comme enfantine, ses conséquences deviennent plus tolérables lorsqu’elles sont publiquement dénoncées. Ceci a pour effet par contre de diluer la gravité des gestes posés. La pudeur et la candeur propre du vocable en est la preuve même : l’intention et l’effet escompté (créer la peur) cachent l’horreur de la violence entre les ados (et les enfants). Des dizaines de jeunes se suicident chaque année pour cause de cette violence verbale, symbolique et physique.
Croire qu’une telle violence existe encore si près de nous, ce serait admettre la barbarie propre à une autre époque. C’est pourtant notre propre société qui la rend possible.
Le gouvernement a même cru bon d’élaborer une loi spécifique pour punir le harcèlement scolaire, mais aussi les violences scolaires et la provocation au suicide. Il participe ainsi à la construction d’une catégorie à part, celle du harcèlement et de l’intimidation, et participe à sa banalisation et sa dépolitisation : il perpétue en quelque sorte les normes sociales qui la rendent possible.
La violence ordinaire
Il existe un barbare en chacun de nous, dirait Hannah Arendt. L’agresseur est plus ordinaire qu’on le croit. Aujourd’hui il est même de bon ton parmi les adultes de dénoncer l’« intimidation » subie en public : c’est le nouveau rempart du bien pensant.
La violence est une caractéristique culturelle, apprise à 8 ans ou à 50 ans, dénoncée mais aussi normalisée – banalisée – et qu’on semble plutôt accepter, en particulier lorsqu’il s’agit d’enfants ou d’adolescents (« c’est comme ça depuis toujours », « ce ne sont que des jeux d’enfants »).
Pointer du doigt
Nous vivons dans une société du « politiquement correct » moraliste dont les normes passagères parfois absurdes côtoient la réelle souffrance. Une femme enceinte qui fume une cigarette est rapidement jugée, mais la violence structurelle ou économique passée sous silence.
Il ne faut donc pas seulement pointer les enfants qui pratiquent cette violence, cette « intimidation », mais aussi leurs pairs qui la tolèrent. À l’école, exiger des excuses aux « bourreaux » ou les ostraciser n’est pas une solution. Le problème serait plutôt celui de l’ensemble social qui les rend possible. Est-ce possible de développer des normes où le harcèlement, qu’il soit physique ou psychologique, ne serait plus considéré comme une mauvaise blague ?
Il faudra d’abord accepter de parler des différentes formes de violence, pas seulement s’accuser l’un l’autre d’intimidation.