Depuis son rachat de Twitter, le nom d’Elon Musk est sur toutes les lèvres, dans tous les médias, au détour de toutes les conversations. Rien de plus compréhensible, cependant. Il y a quelque chose d’impressionnant, il faut l’avouer, dans le fait d’avoir centralisé le carrefour virtuel par excellence des idées, des débats, des tendances et des opinions politiques divergentes entre les mains d’une seule personne. Et pas n’importe laquelle : l’homme le plus riche du monde.
Dire qu’Elon Musk est détesté reviendrait à dire que le ciel est bleu; quel milliardaire ne crucifie-t-on pas sur la place publique, de nos jours ? Dire qu’il est aussi adulé qu’il n’est exécré vient toutefois apporter un élément intéressant au tableau : celui de la controverse. Car quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise, jamais Elon Musk ne parviendra à mettre tout le monde d’accord. Et l’observer est fascinant.
Saint Patron des entrepreneurs
Elon Musk est un homme qui se décrit par énumération. Il est PDG de l’emblématique constructeur automobile Tesla, mais aussi fondateur de la société aérospatiale SpaceX, mais aussi initiateur du projet Neuralink proposant des implants cérébraux capables de soigner paralysie ou schizophrénie, mais aussi patron de l’entreprise Boring, qui imagine un futur peuplé de trains hypersoniques se déplaçant en tunnels souterrains… mais aussi Dieu, si l’on se réfère aux adoratrices et adorateurs dévoués du milliardaire, qui lui vouent nuit et jour un culte virtuel.
la moindre critique d’Elon Musk est accueillie avec une virulence presque personnelle, comme si être fan comprenait d’être aussi son garde du corps sur Internet.
Elon Musk n’est pas le seul à être passé par la case « déification », cependant. Avant lui, Steve Jobs avait son propre fanclub. Et bien avant Steve Jobs, le fondateur automobile Henry Ford. Selon Tara Bieber, neuroscientifique, ce phénomène d’adulation des personnes plus fortunées a profondément à voir avec la vision du succès que la société construit en nous. « Tu dois être riche. Tu dois avoir une belle voiture. Tu dois avoir une magnifique copine », énumère-t-elle dans une entrevue pour le média Salon. « Et donc, ils regardent [Elon Musk] et il a toutes ces choses et ils veulent être comme lui. »
L’identification est telle que la moindre critique d’Elon Musk est accueillie avec une virulence presque personnelle, comme si être fan comprenait d’être aussi son garde du corps sur Internet. Et chaque réponse à ces critiques pourra être automatiquement rangée dans deux catégories : celle des fans défendant l’idée d’une fin (merveilleuse) qui justifie les moyens (catastrophiques) employés par l’entrepreneur ou bien celle soulignant notre infinie petitesse d’être humain lambda face au gigantesque cerveau d’Elon Musk.
C’est vrai, ça, comment peut-on marteler la dangerosité d’essayer les implants Neuralink sur de véritables humains lorsque 15 des 23 singes tests sont morts dans des « souffrances extrêmes » ? Après tout, ce n’est qu’un tout petit obstacle dans une plus incroyable aventure future ! Et puis, comment ose-t-on rappeler à tout bout de champ que des employés noirs travaillant chez Tesla se sont plaints d’être appelés le mot en n et parqués dans des bureaux qu’ils surnommaient « plantations » ? Concentrez-vous plutôt sur la révolution qu’apporte Tesla sur le marché automobile ! Et pourquoi s’entête-t-on à traquer le jet privé d’Elon Musk dont un seul vol peut émettre près de 5 tonnes de CO2 ? N’en fait-il pas déjà assez pour l’environnement ?
Et puis d’ailleurs, que faites-vous, vous ?
Le milliardaire philanthrope
Car sachez que de son côté, Elon Musk en fait beaucoup. Ah ça, oui. D’ailleurs, sur le tapis rouge du Met Gala, il rappellera au monde avoir envoyé ses satellites Starlink en Ukraine pour y garantir une connectivité indépendante des réseaux russes. Un acte purement altruiste qu’il justifie par sa simple volonté d’embellir « l’humanité et le futur de la civilisation ».
Après tout, il possède un portefeuille suffisamment généreux pour y parvenir. Si généreux que seulement 2 % (soit autour de 6 milliards de dollars) peuvent suffire à freiner une famine mondiale dans laquelle « 42 millions de personnes sont littéralement en train de mourir », comme sonne l’alarme en octobre 2021 David Beasley, directeur du Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations Unies.
Ses paroles ont donc un poids et une responsabilité, deux éléments qu’il semble oublier.
Directement interpellé, Elon Musk tweete alors au PAM de lui fournir un plan de match complet, se disant prêt à extraire « tout de suite » ces 6 milliards de ses actions Tesla. David Beasley répond aussitôt présent en tweetant à son tour une claire feuille de route expliquant comment endiguer cette famine « urgente, sans précédent et évitable ». Hélas, plus aucune réponse du milliardaire ne suit.
Et puis, fin avril 2022, coup de théâtre ! Elon Musk rachète Twitter pour la modique somme de 44 milliards de dollars. Par tweets, il blague ensuite sur le fait de racheter l’entreprise Coca « pour y remettre de la cocaïne » et effleure la possibilité d’acquérir McDonald’s dans le seul but de réparer leurs machines à glaces. Quant aux 6 milliards de dollars promis pour alléger la faim dans le monde ? En février 2022, David Beasley affirmait encore les attendre.
Le milliardaire next-door
Lorsqu’il n’est pas occupé à changer le monde, Elon Musk s’efforce d’entretenir ce curieux mélange de Monsieur Tout-le-Monde et d’adolescent edgy que constitue son image publique. Ainsi, au micro du balado de Joe Rogan, il partage un joint de cannabis en philosophant sur la planète Mars. Puis, invité dans l’émission satirique Saturday Night Live, il effectue un monologue pour lequel, à défaut d’être drôle, il a au moins eu le mérite d’avoir essayé.
la réalité des choses est qu’Elon Musk ne sera jamais Monsieur Tout-le-Monde.
C’est cependant sur Twitter, entre deux dad jokes et une saute d’humeur, que cette personnalité s’exprime le mieux. Tantôt, il tweete sur le dessin animé Rick & Morty. Tantôt, il provoque Vladimir Poutine en duel à la boxe avec le sort de l’Ukraine pour trophée. Tantôt, il demande par sondage s’il doit ou non liquider quelques actions Tesla comme on demanderait si la cravate jaune est meilleure que la rouge.
Mais la réalité des choses est qu’Elon Musk ne sera jamais Monsieur Tout-le-Monde. Même sur la toile, il demeure l’entrepreneur le plus scruté au monde. Ses paroles ont donc un poids et une responsabilité, deux éléments qu’il semble oublier lorsqu’il tweete que « la panique de la covid est stupide » ou bien lorsqu’il annonce privatiser les actions de Tesla dès qu’elles descendront à 420 dollars (parce que 4/20… la journée officielle du cannabis aux États-Unis… eh oui, nous en sommes là). Cette dernière blague lui vaudra quelques rires gras parmi ses apôtres, mais aussi une poursuite judiciaire pour fraude.
La parole sacrée d’Elon Musk
Face à cela, nombreux et nombreuses se demandent : a-t-il bien conscience du pouvoir de ses mots, même ceux virtuels ? La réponse est : oui, en très grande partie.
On ne peut tweeter que Tesla accepte désormais les paiements en Bitcoin, revenir brusquement sur cette décision, changer une nouvelle fois d’avis et ignorer la concordance frappante entre les variations du cours de la cryptomonnaie et la date de publication de ses tweets. On ne peut pas non plus estimer que « le prix des actions Tesla est trop haut à mon goût » sans prévoir sa chute immédiate dans les heures qui suivent. C’est à se demander s’il ne fait des annonces chocs que pour tester leur impact dans le monde réel.
Se pourrait-il donc que ses fréquents tweets choquants ne soient là que pour montrer ce qui, à ses yeux, entre dans le champ de cette fameuse liberté d’expression ?
Restent les fois où Elon Musk semble véritablement dépassé par la teneur de ses propres propos. Parmi ces occasions figurent la fois où il traitera un secouriste de « mec pédo » après qu’il ait refusé des sous-marins Tesla pour une mission de sauvetage, ou bien la publication d’un mème comparant Justin Trudeau à Adolf Hitler, ou encore le tweet dans lequel il qualifie l’usage des pronoms fait par les personnes transgenres de « cauchemar esthétique ».
Pour cette dernière incartade, la chanteuse canadienne Grimes (son ex-compagne), suppliera qu’il éteigne son portable ou l’appelle, soutenant au monde que ce propos ne reflète pas « ce qui est dans [son] coeur ».
Twitter goût Premier Amendement
Pourtant, parler sans restriction des sujets de son choix, sous le coup de la colère ou non, semble bel et bien lui tenir à coeur. Ce souhait de liberté apparaît même être la raison principale derrière son rachat de Twitter. Dans la publication suivant son acquisition de la plateforme, il affirme ainsi vouloir non pas augmenter son propre capital, mais sauver la liberté d’expression supposément sous muselière sur Twitter.
Se pourrait-il donc que ses fréquents tweets choquants ne soient là que pour montrer ce qui, à ses yeux, entre dans le champ de cette fameuse liberté d’expression ? Si la réponse est oui, des effets dramatiques sont à prévoir.
Quel sera le prochain come-back ? Celui de Donald Trump ?
À commencer par le manque de modération réelle en cas de propos dangereux, faisant de Twitter un safe space encore moins sécuritaire qu’il ne l’est déjà. Car si Elon Musk lui-même multiplie les blagues transphobes sans s’inquiéter de leurs répercussions, cela ne peut que créer un précédent d’impunité pour tous les autres utilisateurs et utilisatrices. Une seconde crainte concernerait le retour de comptes précédemment suspendus pour atteintes graves au règlement de Twitter. À ce jour, la chanteuse et rappeuse Azealia Banks a déjà pu revenir sur le site après en avoir été plusieurs fois écartée pour propos racistes, homophobes et transphobes.
Cette baisse de vigilance ne peut que rouvrir la boîte de Pandore. Quel sera le prochain come-back ? Celui de Donald Trump ? Après tout, Elon Musk attribue aussi son bannissement au supposé règlement liberticide de Twitter, oubliant ici tous les discours de désinformation et de haine anciennement relayés par l’ancien président des États-Unis.
Avec ce nouveau capitaine aux commandes, de quoi le futur de la plateforme sera-t-il donc fait ? Impossible de se prononcer. Et à ce stade, qui peut encore prédire les pulsions d’altruisme d’Elon Musk ?