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Elise Thiébaut : « Françoise d’Eaubonne a réfléchi avant nous aux questions majeures qu’on se pose aujourd’hui »

Raison pour laquelle il est urgent de la (re)découvrir.

Par
Daisy Le Corre
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« 12 mars 2020. Aujourd’hui j’ai 100 ans et je n’ai pas peur du coronavirus, parce que je suis déjà morte. Je m’appelle Françoise d’Eaubonne et j’ai inventé trois mots qui disent tout de ma vie : phallocrate, écoféminisme et sexocide ». C’est en ces termes qu’Elise Thiébaut rend hommage à Françoise d’Eaubonne, une écrivaine, philosophe et militante qui l’habite au point de lui consacrer une biographie “un peu romancée” sortie en 2021, L’Amazone verte, le roman de Françoise d’Eaubonne.

Deux ans plus tard, celle qui dirige désormais la collection Nouvelles Lunes du Diable Vauvert (ndlr, on vous recommande aussi leur newsletter mensuelle), a choisi de rééditer un texte culte et pourtant encore trop méconnu : Le sexocide des sorcières de Françoise d’Eaubonne. Retour sur la vie et l’œuvre d’un personnage haut en couleur qu’il est urgent de (re)découvrir. Prenez-en de la graine.

Qui était Françoise d’Eaubonne ?

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Elle est née en 1920, et morte en 2005 à 85 ans. Elle a parcouru tout le siècle et s’est déclarée féministe à l’âge de 9 ans : elle a écrit “Je suis féministe” sur le parvis de l’Institut Catholique où elle étudiait. Dans la foulée, elle a écrit des tracts féministes qu’elle a distribués autour de chez elle. Rien ne l’arrête ! C’était une enfant prodige qui écrivait déjà des romans à 9-10 ans.

Ça peut paraitre fou de se déclarer féministe à l’époque (dans les années 1930) mais ce sont les années folles, avec les garçonnes et cette vague de libération culturelle mais aussi sexuelle. On a tendance à l’oublier et on croit que le féminisme est né dans les années 70 alors que non, il y a eu d’autres moments forts avant ça.


Comment avez-vous découvert Françoise d’Eaubonne ? Par hasard ?

J’avais entendu parler d’elle quand j’avais écrit Ceci est mon sang, petite histoire de celles qui les ont et de ceux qui les font. Et tout le monde me disait que j’étais “écoféministe” et que je devrais m’intéresser à Françoise d’Eaubonne. Mais elle ne m’inspirait pas trop…

Finalement, ça parait étrange dit comme ça, il se trouve que j’ai beaucoup de points communs avec elle : je suis née le 12 mars comme elle, nous sommes donc jumelles astrales ! Et d’ailleurs, dans la vie de Françoise d’Eaubonne, toutes les choses importantes arrivent le jour de son anniversaire… Ça doit être un portail karmique où moi-même j’ai aussi été aspirée (rires).

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Je l’ai aussi croisée trois fois dans ma vie. Et puis, une nuit, j’ai rêvé qu’elle m’apparaissait pour me demander de raconter sa vie, littéralement ! C’est un peu étrange, je n’osais pas le dire au début mais ça s’est passé comme ça, de manière un peu cachée, magique. Je dois reconnaître qu’il y avait quelque chose de très particulier.

Ça parait intense… Et du coup, comment s’est passée la rédaction de L’Amazone verte suite à cette “apparition” ?

Toute l’écriture s’est passée de manière incroyable. J’ai commencé à écrire le jour de mon anniversaire (et le sien donc), le 12 mars 2020. Et le livre est sorti en mars 2021. Pendant la rédaction, c’est comme si j’avais vécu avec Françoise d’Eaubonne assise sur mes genoux pendant un an… Elle était TRÈS présente. Ça a été très fort. J’avais le sentiment de vivre tout ce qu’elle annonçait dans son œuvre.

D’après vous, qu’est-ce qu’on lui doit en tant que féministes ?

Beaucoup de choses. Grande admiratrice de Simone de Beauvoir, elle s’est investie dans le MLF des années 1970, et elle a été cofondatrice du Phare du Front homosexuel Action Révolution, alors qu’elle était hétéro. « Hélas ! Je ne suis pas lesbienne », disait-elle. Elle estimait d’ailleurs que l’hétérosexualité était une catastrophe, et que ça avait même été sa catastrophe personnelle. Elle avait donc choisi une voie qu’elle appelait l’“hétérosexualité synchronique” : elle n’avait des relations amoureuses et sexuelles qu’avec des hommes bisexuels. Des hommes qu’elle considérait déconstruits ou du moins, à même d’avoir des relations érotiques égalitaires. Ses amants étaient aussi souvent plus jeunes qu’elle.

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Mais ce que Françoise a laissé dans l’Histoire, c’est le fait d’avoir conceptualisé en Occident le terme “écoféminisme”. En 1974, elle a écrit Le féminisme et la mort, et c’est un coup de tonnerre : elle relie la domination masculine et l’exploitation de la Terre. C’est fou quand même. Quand on relit ses œuvres, c’est d’une modernité hallucinante ! À l’époque, personne ne la comprenait, on la prenait pour une dingue. Bon, elle était parfois un peu perchée (rires) mais surtout géniale. Et, depuis le début, elle avait une intuition incroyable : elle mettait la question de la sexualité et du “genre” (même si le terme n’existe pas encore à l’époque) au centre de son œuvre. En 1962, elle écrit : Je voulais être une femme. Rien que le titre !


Comment faisait-elle pour être aussi en avance sur son temps ?

Elle fait partie de cette cohorte de génies, c’est UNE génie, elle était visionnaire. Je suis persuadée que Françoise peut être reçue plus facilement aujourd’hui que de son vivant, même si elle a eu du succès de son vivant. On est dans un précipité où tout d’un coup, tout se rejoint : #MeToo, l’urgence climatique et les mouvements queers. Et Françoise d’Eaubonne, c’est exactement ça ! Elle le disait d’ailleurs : « Je serai lue et comprise après ma mort. » Elle le savait. C’est pour ça qu’il m’apparaissait évident sinon indispensable de faire (re)connaître son œuvre qui est, aujourd’hui, totalement méconnue. À travers Le Sexocide, je me disais aussi que c’était intéressant de voir de quelle manière, en 1999 déjà, on pouvait penser la question de la chasse aux sorcières et de la religion.

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De quoi traite cet ouvrage culte pour celles et ceux qui ne l’ont pas encore lu ?

20 ans avant le best-seller de Mona Chollet, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, Françoise d’Eaubonne analyse à sa manière cette étrange épidémie meurtrière qui a vu, du XVe au XVIIe siècle, des dizaines de milliers de personnes être torturées et tuées pour “sorcellerie”. Les victimes ? Des femmes, pour la plupart d’entre elles. Avec ses mots, Françoise d’Eaubonne nous apprend ou nous rappelle que la femme a parfois été (ndlr, et l’est encore), victime d’une civilisation patriarcale. C’est un texte essentiel sur des sujets brûlants de notre époque.

Vous vous sentiez investi d’une mission vis-à-vis de Françoise d’Eaubonne en rééditant son oeuvre ?

Oui, je me sentais investie d’une mission réparatrice avec toute la modestie nécessaire. Et j’avais envie de réparer une injustice, à savoir son oubli. Mais aussi de rendre accessible sa pensée qui est utile et indispensable aujourd’hui : on a besoin de quelqu’un qui a pu réfléchir avant nous aux questions qu’on rencontre à l’heure actuelle. Même si c’est incomplet, même si on est en désaccord, c’est quand même une structure de pensée importante.

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J’avais aussi envie de rendre justice à son parcours si audacieux, si courageux, si inhabituel : elle est quand même allée jusqu’à plastifier la centrale nucléaire en construction de Fessenheim… Elle a aussi une réflexion sur la violence sur laquelle il faut qu’on se penche aujourd’hui.

Est-ce qu’elle avait des techniques de création particulières ? Comment écrivait-elle ?

Sa devise : « Pas un jour, sans une ligne ». Elle a écrit une centaine de livres, c’est énorme. Elle était capable d’écrire jusqu’à 100 pages par jour dans ses bons jours et sans prendre de drogue ! Contrairement à Simone de Beauvoir qui a écrit tout Le Deuxième Sexe sous amphétamine… Et qui était aussi bourrée la majeure partie du temps (rires).

Et dans l’intime, comment et qui était réellement Françoise d’Eaubonne ?

C’était une personnalité difficile et explosive, Françoise. Elle était très caractérielle. C’était une sorte de Diogène ! Elle vivait dans des studios sans salle de bains où il n’y avait que des livres et des cendriers. Et puis elle a eu des enfants qu’elle n’a pas élevés. Elle parle d’ailleurs beaucoup de la maternité dans son œuvre, elle a écrit un texte intitulé : “La mère indifférente”, dans lequel elle défend une vision de la maternité paradoxale. Elle dit qu’elle a adoré porter et allaiter ses enfants mais qu’elle n’a pas pu ou su les éduquer. Mais elle dit qu’elle a été un très “bon père” ! (rires)

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Niveau sentimental, elle a découvert l’amour et l’épanouissement à un âge relativement avancé : à partir de 50 ans, enfin, elle a vécu des histoires d’amour heureuses. Je relisais ses journaux intimes dans les archives l’autre fois, et à 60 ans, elle raconte qu’en une semaine, elle a je ne sais pas combien d’aventures sexuelles avec des personnes différentes… Elle a plus baisé en une semaine que moi pendant toute l’année dernière ! (rires) J’étais vraiment heureuse de découvrir ça. Parce que, souvent, les féministes sont condamnées à une forme de malheur ou de tristesse, mais elle, elle avait trouvé une voie qui était la sienne. Elle a transgressé et c’était beau à voir.

Quelle est votre ambition avec la collection Nouvelles Lunes ?

Mon ambition c’est que cette collection permette de changer le monde directement ! (rires) Plus sérieusement, avec Nouvelles Lunes, je me suis posée deux questions et je tente aujourd’hui d’y répondre à coups de textes bien sentis : Est-ce que les écrivain.e.s et la création romanesque permettent de prédire ou de créer l’avenir ? Et si on est capable de prévoir et d’imaginer le pire, qu’est ce qui se passerait si on imaginait le meilleur ? C’est vraiment ça qu’il faut faire, selon moi : imaginer comment ça pourrait être autrement. C’est ce que j’essaie de faire avec les textes de Nouvelles Lunes.


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Le Sexocide des sorcières, de Françoise d’ Eaubonne Au Diable Vauvert/Collection Nouvelles Lunes. 80 pages, 12€. Sortie le 9 mars

La newsletter des Nouvelles Lunes lance aussi un financement participatif sur Kiss Kiss Bank Bank.