Elise Lucet : « Le journalisme de bocal, je n’y crois pas du tout »
Elise Lucet : « Le journalisme de bocal, je n’y crois pas du tout »
On l'a interviewée sur son métier de journaliste et sur son dernier « Cash Investigation ».
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Journaliste, rédactrice en chef, productrice et présentatrice TV (Cash Investigation et Envoyé Spécial), on ne présente plus Elise Lucet. Redoutée par les uns et encensée par les autres, elle incarne un journalisme d’investigation qui frappe les esprits. À l’occasion de la promo de son dernier Cash Investigation – Nos données valent de l’or, on a discuté avec elle du futur du journalisme, de la pandémie et du sexisme, entre autres. Rencontre, sans langue de bois.
D’où vous vient ce goût pour le journalisme ? Vous aspiriez pourtant à devenir vulcanologue, il me semble…
Ce sont deux domaines presque similaires. Le journaliste s’approche du cœur du volcan, sans jamais y tomber. Il ramasse les échantillons de lave, il prend des risques pour comprendre ce qui se passe. Ce sont mes parents qui m’ont inoculé le virus de la curiosité quand j’étais enfant. Ils ne m’ont jamais dit que la curiosité était un vilain défaut. Au contraire, ils la distinguaient comme une grande qualité, comme la capacité d’intérêt porté aux autres, notamment en voyageant. Je me souviens plus particulièrement d’un périple en Yougoslavie. A l’époque, très peu de gens s’y rendaient et encore moins des enfants. Durant ce voyage, je me suis confrontée très rapidement à des gens qui vivaient différemment, parfois dans des états de pauvreté. Et quand on est enfant, on est une véritable éponge. On est en permanence en train d’essayer de voir, de comprendre, de saisir et de ressentir. Cette curiosité a sûrement façonné mon envie de devenir journaliste. De plus, il m’était impossible d’entendre à l’école des professeurs qui n’expliquaient pas les choses et répondaient seulement par un : « C’est comme ça, pas autrement ». Je ne pouvais pas entendre cette phrase. Le métier de journaliste, c’est justement le contraire. C’est aller chercher et voir ce qui est derrière les discours de communications politiques, économiques, parfois idéologiques. Je fais du journalisme pour apporter au citoyen de l’information, comme on apporte de l’eau ou de la nourriture. L’information est essentielle, c’est de la nourriture pour le cerveau.
Quel est le secret que vous avez réussi à révéler avec votre équipe dont vous êtes le plus fier ?
Je ne suis pas trop dans l’autocélébration, même si je suis fière du travail diffusé à l’antenne. Le secret le plus intéressant est toujours le prochain, celui qu’il faudra aller déterrer en équipe. On n’est jamais un.e bon.ne journaliste d’investigation seul.e. Il faut s’entourer d’une équipe pour aller chercher les informations que certains veulent garder cachées, et les révéler au grand public.
Pouvez-vous évoquer les sujets sur lesquels vous travaillez en ce moment ?
On ne mentionne jamais les sujets sur lesquels on travaille pour ne pas gêner le processus de l’enquête, qui peut s’étaler sur un an. Durant ce temps, on cumule des documents exclusifs et des témoignages de personnes souhaitant parfois garder l’anonymat. Ce n’est toujours qu’au dernier moment, souvent dans les deux derniers mois, qu’on se rapproche des responsables pour entendre ce qu’ils ont à dire. Aujourd’hui, certains journalistes font beaucoup de bruit sur ce qu’ils sont en train de déceler. A l’inverse, nous prenons notre temps et nous avançons pas à pas, sans faire de bruit.
Pensez-vous à des sujets sur lesquels vous ne travaillerez absolument pas, ou tout sujet est bon à prendre ?
On ne s’interdit rien, tout est possible. Après, il y a des sujets qui ne valent pas une émission et tant mieux je dois dire, cela signifie que certaines choses fonctionnent correctement.
Quel regard portez-vous sur le journalisme d’investigation actuel ?
Au moment où on a créé l’émission Pièces à conviction, il y avait très peu d’investigation en France, encore moins en télé. Aujourd’hui il y en a beaucoup et c’est très stimulant et encourageant. L’investigation est devenue quelque chose de populaire, au sens propre et positif du terme. Il y a un réel appétit du public pour ce type de journalisme de fond.
Quelque chose à pointer du doigt dans votre métier ?
Oui il y a pleins de choses à pointer du doigt ! Il y a une méfiance globale vis-à-vis des journalistes et je pense qu’on a tous un travail à faire là-dessus, y compris les journalistes. On doit être capables de faire de l’autocritique et d’entendre les critiques. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles on a décidé de diffuser d’abord en digitale l’émission Cash Investigation, pour pouvoir récolter les questions et y répondre quelques jours plus tard, lors de la diffusion télévisée. Un journaliste, par définition, doit s’intéresser aux autres, être complètement en immersion dans des milieux, être poreux et savoir entendre les critiques. Mais il ne faut pas non plus être dupe, il y aussi des campagnes de dénigrements sur les réseaux sociaux qui sont très bien orchestrées par les lobbies.
Le journalisme est en crise depuis plusieurs années, comment réinventer celui de demain ? Par le journalisme dit citoyen ancré sur un territoire ? Par le journalisme d’investigation exercé par des chercheurs et journalistes (Bellingcat) ?
Je serais bien prétentieuse de dresser le portrait du journalisme de demain, mais je pense qu’à terme, il faut faire rentrer les gens de la société civile dans le journalisme, y compris des militants qui ont développé des compétences pointues dans un domaine. Le journaliste ne doit à aucun moment se couper de la société. C’est presque débile de dire ça vu que c’est la base du métier, sauf que le journaliste s’est pourtant bien écarté de la société. Il existe pleins de réseaux avec lesquels on peut et on doit travailler, sans oublier pour autant de garder une distance journalistique. Il faut aussi être beaucoup plus en proximité avec les gens. Le journalisme de bocal, c’est-à-dire des journalistes enfermés dans un studio toute l’année et qui vous racontent, sur une télévision en continue, comment va le monde, je n’y crois pas du tout.
Vous arrive-t-il parfois d’être à bout de souffle ?
Franchement, non. Certes, il y a toujours des moments un peu plus désespérants où l’enquête piétine, mais on se réunit en équipe et on trouve toujours des solutions pour avancer. Parfois, je peux être un peu fatiguée car j’ai, au même titre que mon équipe, une sacrée responsabilité sur les épaules, mais je ne suis pas à bout de souffle et je n’oublie pas la chance incroyable que j’ai d’effectuer ce travail. J’ai du mal à comprendre les journalistes épuisés par leur métier. C’est une formidable aventure d’être journaliste !
Est-ce que la crise sanitaire a impacté votre façon de voir et de pratiquer le journalisme ?
Elle a impacté tout le monde, donc bien sûr qu’elle nous a aussi impacté. Le journalisme est un métier de contact, le plus difficile a été de devoir effectuer des interviews par visio et de ne plus pouvoir se rendre sur le terrain pour interpeller le PDG d’une entreprise par exemple. Mais je ne vais pas me plaindre, d’autres personnes ont vraiment vécu des situations plus difficiles.
En tant que femme, avez-vous déjà ressenti et/ou vécu du sexisme dans le milieu du journalisme ?
Au début de ma carrière, j’ai ressenti une totale incompréhension dans le regard de mes interlocuteurs qui ne comprenaient pas comment une jeune femme blonde pouvait connaître un dossier sur le bout des doigts. Maintenant, ce n’est plus le cas, même si le sexisme ordinaire perdure. On dit par exemple que je suis ingérable alors qu’on dira plutôt d’un homme qu’il en impose. J’ai eu de la chance de ne pas subir de harcèlement sexuel, mais c’est déjà arrivé, même au sein de la maison. C’est pourquoi nous avons monté un collectif d’hommes et de femmes au sein de France Télévisions. Chaque nouvel.le arrivant.e est présenté.e à 2 parrains ou marraines, l’un jeune et l’autre plus âgé. Au moindre écart, la personne peut contacter ses personnes de référence, puis, selon la situation, on alerte les instances de France Télévisions. Ce n’est plus possible que le harcèlement sexuel et le sexisme perdurent dans la société d’aujourd’hui. J’ai vécu du sexisme ordinaire et je peux parfois vivre encore ces situations insidieuses. C’est un combat de longue haleine à mener mais il ne faut pas baisser les bras.
Comment arrivez-vous à garder votre sang-froid lors d’interviews face à des interlocuteurs qui déroulent leur communication bien huilée ?
Quand on a travaillé d’arrache-pied sur un dossier et qu’on se tient en face d’un interlocuteur qui raconte des balivernes, je me mets dans une configuration où je me dois de défendre le travail de mon équipe et d’apporter des réponses aux citoyens, tout en restant calme et en arborant un grand sourire. Je travaille toujours avec les mêmes caméramans, ils me connaissent par cœur. Quand ils perçoivent que je me crispe, ils me font un signe et je me calme. Et puis c’est en pratiquant, au fil des années, que j’ai appris à garder mon sang-froid.
Justement, vous incarnez une image inébranlable qui ne plie face à rien, ni personne. J’aurais aimé savoir quelle est votre peur ?
La véritable peur dans mon métier est celle de se planter et de délivrer une fausse information. Nous avons un vrai sens de responsabilité vis-à-vis des personnes qui nous regardent et qui nous font pleinement confiance, donc il ne faut pas les décevoir. Alors on vérifie, on survérifie, on re-survérifie les informations mais l’être humain peut être faillible. Sinon je n’ai pas spécialement de peur, sauf peut-être des chiens méchants…
Quels sont les médias que vous aimez suivre ?
Il y en a beaucoup : Les Jours, Médiapart, Disclose, Society, M le Magazine du Monde. Je suis aussi complètement dingue de Quotidien. Je trouve qu’un journaliste ne doit pas perdre ce lien avec le quotidien des gens donc je regarde des JT, j’écoute beaucoup la radio et je ne rate quasiment aucun 20h de France 2.
Pour le dernier Cash Investigation, Elise Lucet et son équipe ont enquêté pendant un an et demi sur les fameuses « données personnelles ». L’enquête est disponible en replay sur la plateforme France TV. On en a profité pour lui poser quelques questions sur la manière dont elle a pris l’habitude de protéger ses données, justement.
Comment faites-vous concrètement pour protéger vos données personnelles ?
C’est très simple : je refuse, je refuse, je refuse et je refuse ! C’est très long… Il faut refuser à chaque fois. Je fais aussi attention à ma géolocalisation. Il m’arrive aussi de mentir et de raconter des cracks sur mon identité. Se faire passer pour un homme ou un enfant sur certains sites, ça peut être intéressant, histoire de tester les plateformes et voir comment ça réagit. Mais ce n’est pas magique : nos données se baladent déjà quelque part puisque ça ne fait que 3 ans que le RGPD existe et qu’on nous permet d’accepter ou de refuser, avant on ne nous demandait rien.
Comment les bloquer ?
Il y a des applis mais c’est un tel enjeu… Vous imaginez bien que les gens qui se font des milliards d’euros sur la récupération des données n’ont pas très envie que ces apps voient le jour. Ça ne veut pas dire qu’elles ne verront pas le jour mais ce ne sera pas simple et elles n’auront pas beaucoup de publicités.
Est-ce que vous les utiliseriez ces apps ?
Oui, c’est sûr. Mais je ne me fais pas d’illusions, comme je suis un personnage public, il y a déjà beaucoup de choses qui sont sorties sur moi dans la presse, donc je ne suis peut-être pas le meilleur exemple. En revanche, pour ma fille de 14 ans, oui c’est intéressant et je suis d’ailleurs en train de lui apprendre à gérer et préserver ses données. C’est pas évident d’autant qu’elle veut toujours aller vite mais ça prend du temps de refuser en permanence.
Pensez-vous que vos données soient plus convoitées parce que vous êtes un personnage public ?
Même pas ! Ce qu’ils veulent c’est juste avoir un maximum de données pour pouvoir faire de la randomisation, c’est à dire agglomérer des données pour ensuite les revendre. Je ne suis pas persuadée qu’un personnage public court plus de danger que n’importe qui. Chacun d’entre nous représente une partie du gâteau : une miette, certes, mais sans miettes, il n’y a pas de gâteau !
Et en tant que journaliste, vous vous y prenez comment pour protéger vos données ?
Pour nos données les plus sensibles, on fait quelque chose de très simple : on en parle qu’à l’oral, jamais au téléphone et de préférence dans une pièce où il n’y ni ordinateur ni téléphone portable. On a ces réflexes depuis très longtemps. Mais c’est plus dans ma vie perso, quand je suis dans ma voiture en retard, que j’utilise mon GPS comme tout le monde et on se rend compte qu’on est tracés partout… Il faut qu’on s’habitue tous, même au Ministère de l’intérieur, à avoir des réflexes de sauvegarde beaucoup plus importants. C’est trop intrusif.
Vous avez plusieurs téléphones ?
J’en ai eu 3 mais je n’en ai plus qu’un maintenant. Je fais de plus en plus attention à ce que je dis et à ce que j’écris en fait. Et il y a certaines choses que je garde là (ndlr, elle montre son crâne), entre moi et moi. Là, personne ne peut rentrer, personne ne peut vous piquer vos données !
Quels conseils donneriez-vous aux plus jeunes pour préserver leurs données personnelles ?
Il faut faire de la pédagogie, c’est hyper important. Leur rappeler que la moindre photo postée sera encore là dans 20 ans. La virginité numérique est quasi impossible car le retour en arrière est extrêmement compliqué. Il faut les éduquer car les jeunes ont le sentiment que c’est juste de l’instantané mais ne se projettent pas forcément dans 10 ou 20 ans. Ils n’imaginent pas non plus que des pédophiles se baladent sur les réseaux sociaux, ils commencent à se l’imaginer vers 14 ou 15 ans mais en attendant, ils sont encore très naïfs par rapport à tout ça. Il faut leur faire comprendre que derrière des pseudos se cachent peut-être des gens qui ne leur veulent pas du tout du bien, que tout ce qu’ils postent peut les poursuivre pendant des décennies. C’est pire qu’un CV : ça vous suit tout le temps envers et contre tout. Dans les établissements scolaires, dès la sixième, il devrait y avoir des cours d’apprentissage du numérique, c’est urgentissime ! C’est ultra nécessaire et même d’utilité publique pour les enfants.