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Edward Jalat-Dehen, hackeur de bière

« Je brasse, donc je suis. »

Par
Emmanuelle Dreyfus
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Au cœur du 19e arrondissement, des irréductibles, aussi dingues de Paris que de bières, ont planté les cuves de la Brasserie de l’Être. J’ai découvert cette micro-brasserie lors d’un « Beer tour » organisé par l’Echappée bière aux abords du Canal de l’Ourcq. Moi qui pensais bien connaître les milieux alternatifs du houblon… J’ai été agréablement surprise en goûtant le nectar, souvent brun, de ces flacons aux effigies mythologiques. Comment ai-je pu passer à côté de l’un des pionniers de la brew beer parisienne ?

Mises au monde par le colosse, a priori intimidant mais finalement très affable, Edward Jalat-Dehen, ces fines mousses fortement houblonnées et exploratoires ne cessent de croître et d’évoluer depuis 2015 dans une ancienne métallerie. Mais avant de se lancer dans le grand bain et de brasser 1200 hectolitres par an, soit 480 000 demis, la phase de gestation a été bien plus longue que les neuf mois règlementaires.

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Du Panthéon au Canal de l’Ourcq

L’idée a germé dans la tête de ce Breton d’origine mais Parisien de cœur il y a 8 ou 9 ans, alors qu’il était barman au caveau des Oubliettes, un club de jazz du 5e. « Un de mes clients est devenu un ami ; il bossait pour Air France et voyait le développement de toutes les brasseries artisanales dans le monde. On se disait qu’on buvait des bières vraiment pas bonnes dans ce bar et que nous devrions en faire ! » Bien plus qu’une idée de comptoir, Edward, aidé de son nouveau complice, se lance dans ses premiers brassins. « Acoquiné aux milieux underground parisiens, mon pote connaissait le groupe Untergunther, des pros de l’infiltration qui ont notamment réparé, en dehors des radars, l’horloge du Panthéon pendant un an. Dans la coupole, ils m’ont installé un atelier clandestin. Cela a fini par se savoir car il a fallu remonter l’horloge pour qu’elle fonctionne ! ».

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Délogé de son prestigieux dôme, il monte une petite brasserie de 100 litres, place des Innocents, non sans avoir étudié la biérologie à la Rochelle grâce au diplôme universitaire d’opérateur de brasserie. « Cela m’a énormément aidé car ça permet de comprendre ce qu’il se passe. Un peu comme une panne de voiture: quand on ouvre le capot, on s’attend à voir des grosses flèches rouges qui nous disent : la panne est là. Il faut voir la brasserie comme un grand égaliseur, il y a plein de choses que l’on peut changer dans le processus de brassage, à affiner dans la fermentation. Faire de la bière c’est facile, cela fait plus de 15 000 ans qu’ont fait des boissons fermentées à base de céréales. En revanche, c’est un peu plus compliqué de faire de la bonne bière, et c’est un métier d’en faire de la bonne tout le temps. »

A l’heure où la starification des chefs cuisiniers et pâtissiers n’est plus un sujet mais une banale réalité, il ne faut pas perdre de vue que faire du vin ou de la bière, c’est comme élaborer un plat ou un gâteau. Chaque professionnel a ses goûts, ses envies, sa patte. Boisson longtemps sous-estimée, la bière présente pourtant un panel organoleptique bien supérieur au vin ! C’est dire les champs des possibles. « Quand je croise des gens qui me disent : « je n’aime pas la bière », j’ai tendance à répondre : tu n’as pas encore trouvé la tienne ! Entre l’amertume, la rondeur, la sécheresse, les ajouts possibles et inimaginables (poivre, fruits, café): les palettes de saveurs sont immenses. »

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Une bière de terroir, au cœur de Paris

Quand Edward et ses acolytes décident d’ouvrir la Brasserie de l’Etre, leur crédo c’est de faire une bière parisienne. Seulement, il y a un hic : où et comment faire pousser son malte et son houblon intramuros ? « Ce que nous recherchons avant tout c’est faire la meilleure bière possible avec les ingrédients les plus locaux possible : de l’eau de Paris, du malt de Champagne, de Picardie, du Loiret et du houblon d’Alsace. Mais notre rêve d’utiliser du houblon cultivé à Paris reste un objectif à moyen terme. » Car au même titre que le vin, la bière peut avoir un terroir. Et pour la bière, c’est la qualité de l’eau qui va d’abord influer sur son style. C’est ainsi qu’en Tchéquie, les bières sont blondes et limpides, tandis qu’en Angleterre, elles sont ambrées et noires car cela correspond plus à leur profil d’eau qui est souvent modifiée par les brasseurs industriels. « Nous nous sommes posé un cadre plus restrictif : on ne modifie pas le profil, on bosse avec l’eau de Paris et on essaie d’avoir céréales et houblon les plus proches possible de nous. Nous sommes en discussion avec le groupement des agriculteurs d’Ile-de-France pour voir quels seraient les paysans qui souhaiteraient faire de l’orge brassicole pour avoir du maltage en région parisienne. Tout cela concourt à avoir une bière de terroir. »

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Il y a cinq brasseries à Paris intramuros et c’est la seule bière bio ! Sans vouloir en faire un argument marketing comme c’est bien souvent le cas, la Brasserie de l’Etre mise sur le label Nature et Progrès par conviction. Discrète, la mention est écrite en noir et blanc dans le plus petit format au dos de la bouteille. « Bio, Nature et Progrès: cela représente surtout notre façon de bosser. Est-ce qu’on fait une bière militante ? Nous sommes militants, c’est certain, mais ce n’est pas ça qu’on vend. » Et comme aime le souligner Edward, quand on va dans un grand restaurant on ne s’attend pas à ce que cela soit indiqué que la carotte est bio… en revanche, on s’attend à avoir des produits de qualité. Dans la nuée de toutes ces brasseries « HEC » qui ont vu dans le nectar houblonné un nouvel eldorado susceptible de prendre des parts de marché à Kro ou Heineken, des bières industrielles en perte de vitesse, la Brasserie de l’Etre fait figure de résistante et refuse les circuits de grande distribution. Car le mouvement qui est en marche, c’est celui des grands groupes qui rachètent des brasseries artisanales qui jouissent d’une belle réputation afin de redorer leur image. Parce que rien n’est totalement angélique, nos Gaulois travaillent tout de même avec la moyenne distribution indépendante, comme les Biocoop et les Nouveaux Robinson. « C’est un vrai luxe de pouvoir refuser d’être distribués par Naturalia ou Nicolas. Nous, idéalement, pour être cohérents avec notre ligne de conduite, on n’aimerait être vendus qu’à Paris ! »

Mais alors, où peut-on trouver ces précieux flacons de lettrés nommés, Sphinx, Salamandra, Oliphant, Cerberus, Tabula Lupulus ? En ligne, sur place et sinon dans des bars d’ici et d’ailleurs… « Au départ, nous n’étions pas du tout opaques sur la distribution, nous indiquions sur une carte tous nos points de distribution, 90% en région parisienne. Mais on s’est aperçu qu’on se faisait piller cette base de données par des brasseries « HEC », et vu qu’ils arrivent avec des bières moins chères et marketées, j’ai décidé, à mon grand regret, d’enlever cette carte. »

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Des bières exploratoires

A la dégustation, quelle surprise ! C’est un festival de saveurs. J’ai cru me trouver en tête en tête avec une bière rustique et masculine. C’est bien connu, l’habit ne fait pas le moine et ces bières sont ultra raffinées. Présentées dans des bouteilles petites et ventrues, tatouées d’illustrations de créatures mythologiques et accompagnées de citations latines (n’oublions qu’ils sont fans de jeux de rôles et de littérature fantasy), ces bières imposent leur style et leur singularité. Ces brasseurs débridés ne cessent de détourner les codes pour mieux les tordre afin d’en sortir des jus parfois totalement foufous qui leur plaisent avant tout. « Ma création préférée, c’est la Feond, une Imperial Dark Saison sèche, résineuse, avec des maltes torréfiés, qui ressemble à une balade en forêt quand le soleil se couche, que l’humidité remonte et qu’on commence à avoir les miquettes. Je peux en boire des litres. » Cheers!

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