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Dur dur d’être Beigbeder : j’ai plongé pour vous dans la pensée d’un mascu

Au programme : bêtise, mépris, mauvaise foi et indécence.

Par
Oriane Olivier
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Frédéric Beigbeder prétend avoir écrit les Confessions d’un hétérosexuel dépassé pour répondre à sa fille. Il ouvre son ouvrage par un premier chapitre très emphatique intitulé « Moi aussi, je suis une victime ». Une partie inaugurale dans laquelle il dénonce la dégradation de sa maison basque par des tags féministes (« violeur et salaud »), et les répercussions sur sa famille. Plutôt que de lui répondre directement, il serait donc tentant de s’adresser également à sa fille. Mais il n’est pas nécessaire d’instrumentaliser aussi les enfants pour relever les contradictions et l’indignité de son discours. Il y a déjà tant à dire. Alors accrochez-vous, il sera ici question de bêtise, de mépris, de mauvaise foi et d’indécence, qui croient se parer des atours du style.

LE BON PÈRE DE FAMILLE ET LES VIEUX DÉMONS

Premier constat (et premier micro AVC), Beigbeder ne recule devant rien lorsqu’il s’agit d’attirer à lui la sympathie de son lectorat. Ni à évoquer à plusieurs reprises ses enfants (« Les vandales nocturnes ont dû déplacer la poussette du bébé et enjamber une maison pleine d’enfants endormis », « des enfants qui découvrent des coulées de haine peinturlurées sur leur maison et pleurent de peur »), ni à subvertir le sens des mots pour donner du poids à son affirmation victimaire de départ, en transformant une atteinte aux biens en une attaque envers son intégrité physique et celle de sa famille. Ainsi, assène-t-il sans sourciller que son domicile a été « agressé » ou que sa maison a été « défigurée par des drippings haineux » (des termes qui se rapportent aux personnes et non aux murs en crépis) par des « terroristes d’enfants » (là encore, un dévoiement fallacieux et très Darmanesque du mot « terrorisme »). Alors de deux choses l’une : soit il ne maîtrise pas la langue française, une perspective préoccupante pour un écrivain qui évolue dans les cercles littéraires depuis plus de trois décennies, soit il n’a absolument aucun scrupule à personnifier ainsi sa maison pour mettre sur le même plan les dommages causés par des graffitis féministes, et les conséquences traumatiques de violences physiques.

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Derrière ces références constantes à sa paternité, on entrevoit également un autre objectif : celui de réhabiliter son image. D’abord, en se présentant comme un bon père de famille. Protecteur, sensible, et terrifié que l’on puisse mettre en péril à coups de pots de peinture, la sécurité de sa petite tribu. Une manière a priori positive (quoique terriblement datée) de se réinventer, et dont on se serait volontiers laisser persuader, s’il ne passait pas ensuite l’intégralité de son dernier chapitre à se décrire comme un prédateur vicelard, que la loi seule empêche de commettre des crimes. Mais nous y reviendrons.

Il entreprend ensuite de redorer son blason en mettant en bière ses anciens démons. Fatigué par la réputation de dandy noceur et cocaïnomane qu’il se traîne depuis les années 2000, Frédéric passe ainsi un chapitre entier à faire ses adieux à la poudre. Un long texte en forme d’oraison, et dont certains extraits avaient déjà été publiés dans le Nouvel Observateur l’année passée, qui est peut-être la partie la plus inspirée de son ouvrage. On en viendrait presque à se demander s’il ne devrait pas remettre le nez dedans, tant les meilleures lignes qu’il semble avoir tracées dans sa vie semblent être des lignes de blanche…

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Après nous avoir donc gratifié d’une dizaine de pages sur son parcours d’addict repenti, Beigbeder nous dépeint ensuite un autre type de dépendance : une sujétion béate à la camaraderie virile et au conformisme.
Il détaille ainsi sa retraite spirituelle au sein de l’abbaye de Lagrasse, puis un stage commando pour découvrir les vertus de la discipline (nda : là encore, ces deux textes ne sont pas inédits. Ils sont également parus dans deux recueils collectifs publiés aux éditions Fayard. Trois Jours et Trois Nuits, qui raconte le séjour de 14 écrivains parmi cette communauté de chanoines en Occitanie, et Les Écrivains sous les drapeaux, qui retranscrit à l’occasion des 400 ans de la marine française, l’expérience de 17 auteurs dans les troupes armées).

À se demander si le ravalement de façade de sa maison ne l’as pas mis en faillite et contraint à bricoler un livre avec deux/trois feuillets qu’il destinait à sa cheminée, puisque sur cinq chapitres, deux seulement n’ont pas déjà été publiés ailleurs. Toujours est-il que son choix de les inclure ici n’est pas anodin. À vrai dire, il est même tout à fait cohérent dans sa manière d’esquisser les contours du Frédéric nouveau : un ancien jouisseur germanopratin qui aurait délaissé les plaisirs tristes et les mondanités, au profit des joies de l’ascèse et de l’obéissance – deux valeurs qui régissent aussi bien la vie religieuse que celle des bidasses de caserne.

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Un Frédéric ressuscité et conservateur, qui est également plus lucide sur sa personne. Ainsi, il déclare : « J’ai longtemps voulu être transgressif, sans savoir que j’étais conformiste ». Bien qu’il eut fallu être particulièrement simplet ou intellectuellement malhonnête, pour prétendre pendant des années que la véritable transgression se niche dans les « bordels » et les afters de modeux, ou pour croire qu’être Despentes ou Hunter S. Thompson se résume à se pointer dans les coulisses de la fashion-week en réclamant de la coke, le doigt sur la couture du pantalon : on peut au moins lui reconnaître cette salutaire prise de conscience.

MELO ET PIPEAU SONT SUR UN BATEAU

Afin de restaurer sa réputation, il choisit ensuite de se poser en martyr (une démarche d’autant plus ironique et contradictoire qu’il passera une grande partie du livre à dénoncer le dolorisme des affreuses féministes hétérophobes). Beigbeder déroule en effet la longue liste de ses propres traumas, et revendique haut et fort le statut de victime.

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Il évoque ainsi une fusillade vécue en 2018, tandis qu’il se trouvait au bar du Ritz et qui lui aurait laissé d’importantes séquelles psychologiques, le stress émotionnel qui en aurait résulté et déclenché un diabète de type 1, le privant de la la « volupté du caramel » et de la gourmandise des Kit Kat Ball (second micro AVC), avant d’exiger qu’on lui fiche la paix, au nom de la « solidarité entre victimes de la société ». Oui, vous avez bien lu, Frédéric Beigbeder compare les agressions sexuelles et les violences conjugales qui résultent d’un système de domination millénaire, aux conséquences – certes dramatiques – d’un cambriolage qui a mal tourné. A ce stade là du livre, la décence est déjà décédée.

L’évocation de son passé et de ses souffrances devient en revanche plus intéressante lorsqu’il explique avoir lui-même vécu au cours de son enfance des situations de violence infligées par des hommes adultes, et parfois en position d’autorité. Il confie ainsi avoir été frappé par un prêtre de son école quand il avait sept ans, avoir été la cible d’un exhibitionniste au bois de Boulogne à l’âge de dix ans, avoir été dragué par un pédophile à 13 ans…
Des agressions commises exclusivement par des hommes, qu’il n’a pourtant pas choisies de convoquer auparavant lorsqu’il réclamait la solidarité pour toutes les victimes. Car pour ce faire, il aurait peut-être dû reconnaître l’existence d’une violence genrée et systémique. En guise de conclusion à ce qui aurait pu être de courageuses et touchantes confidences, Frédéric Beigbeder se fend – goguenard – du commentaire suivant : « Heureusement que je n’ai pas croisé Matzneff à cette époque ». Les victimes de l’écrivain-agresseur, qu’il a défendu bec et ongles pendant des années, apprécieront.

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Beigbeder entreprend ensuite de planter lui-même le dernier clou de son propre cercueil. Il nous explique ainsi, toute honte bue, qu’il a été le chevalier blanc du féminisme bien avant l’heure. D’ailleurs, n’a-t-il pas cru sur parole Tristane Banon lorsqu’elle lui a confié avoir été agressée par DSK en 2003 ? On se rappellera également, puisque sa mémoire est sélective, qu’il a aussi déclaré ceci à propos de l’ancien candidat à l’élection présidentielle dans un article de 2014 (soit onze ans après les confidences de son amie Tristane Banon) : « Si j’écrivais un livre sur DSK, ce serait pour le défendre » ou encore « L’ancien ministre de l’Economie et ex-directeur du FMI incarne la fin de la révolution sexuelle » et enfin « Ce qui l’a détruit est sa quête imprudente de plaisir charnel dans une société de retour implacable à l’ordre moral [… ] Imaginez que tout ne se réduise qu’à une alternative simple. Vous devez choisir votre camp. Que préférez-vous : DSK ou l’Etat islamique ? ».
Traduction : DSK n’est pas un violeur en série notoire, c’est un bon-vivant partouzeur ! C’est la malheureuse victime du puritanisme de son époque ! Et face au péril que représente Daesh pour l’Occident, sa bite est le dernier des miradors !

Il continue ensuite de s’envoyer des fleurs. Il se félicite ainsi d’avoir participé à un procès d’assises au début des années 2000, et de s’être vaillamment « rendu tous les jours au Tribunal pendant deux semaines » pour juger un viol (pour rappel : on ne peut pas refuser de siéger dans un jury d’assises, lorsqu’on est tiré au sort). Il ajoute qu’il a été d’une « extrême sévérité » avec l’accusé (3ème micro AVC), et réclame également sa médaille de « combattant antisexiste » pour avoir courageusement témoigné à travers ses romans, des années avant metoo, des violences sexistes qui gangrènent le monde du travail.
Mais comme l’ami Frédéric n’est plus vraiment à une contradiction près, il dit aussi quelques pages plus loin à propos de metoo : « Jusqu’à aujourd’hui, ma position sur metoo était la même que celle de 99 % des hétérosexuels, surtout ceux qui sont mariés : me taire pour avoir la paix. Cette technique est valable aussi bien dans son foyer que dans les médias. Plus on se tait et mieux on se porte. » Sérieusement, quelqu’un a relu les épreuves de son livre ? En tout cas, on va peut-être attendre un peu pour la haie d’honneur.

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DÉPOLITISER POUR MIEUX RÉGNER

Après avoir tenté de s’ériger en héraut bafoué du combat contre les comportements sexistes, Frédéric Beigbeder se livre ensuite à une mise en concurrence lunaire des victimes dans la société. Ainsi, il affirme : « On est tous victimes de quelque chose ou de quelqu’un. Ceux qui n’ont pas été violés ont été battus. Ceux qui n’ont pas été battus ont été abandonnés. Ceux qui n’ont pas été abandonnés ont été pauvres. Ceux qui n’ont pas été pauvres ont vu leurs parents se déchirer. Ceux qui n’ont été ni violés, ni battus, ni abandonnés, ni pauvres, ni témoins de violences conjugales ont perdu toute leur famille dans un accident de voiture, ou avaient un père alcoolique, ou une mère toxicomane, internée à Sainte-Anne ». Oui, et ceux qui n’ont pas eu de mère toxico internée à Sainte-Anne ont dû accompagner leur petit neveu au concert d’un groupe de K-POP.

Ce gloubiboulga inepte pourrait se résumer par la phrase suivante « Tout est grave, alors rien ne l’est ». C’est une manière de relativiser les souffrances qui sert en réalité un dessein dangereux, extrêmement bien décrypté dans ce billet de blog du site Mediapart. Pour résumer, il s’agit d’une stratégie visant à retirer aux violences sexistes leur caractère intrinsèquement politique et sociétal, pour les reléguer au rang de simples faits divers ou accidents de la vie. Ce faisant, on invisibilise les systèmes d’oppression et d’exploitation à l’œuvre au sein de la société, et on cesse de les interroger afin de les déconstruire. Mais bon, à ce niveau de mauvaise foi, il serait aussi capable de comparer le servage médiéval et la traite négrière.

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Par ailleurs, si Frédéric s’intéressait un tant soit peu aux ressources féministes disponibles et ne se bornait pas à la fiche Wikipédia du Deuxième Sexe, il saurait que l’intersectionnalité des luttes s’appuie précisément sur ce combat contre toutes les formes de souffrances évitables. Comme la pauvreté, qu’il évoque dans ses exemples. En témoigne cette petite phrase qui ressort régulièrement en manif’ : « le féminisme sans lutte des classes, c’est du développement personnel ».

Il comprendrait peut-être également que ces luttes visent à détruire un système préjudiciable aux femmes comme aux hommes, et que c’est la même logique de domination genrée qui engendre un viol toutes les 7 minutes en France, les mutalitions génitales infligées chaque année à pas moins de 4 millions de jeunes filles dans le monde, et – pour reprendre ses termes – la « trouille » que les « petits garçons » timides ressentent quand ils se font tabasser dans la cour de l’école. C’est cette même exaltation de la toute-puissance masculine, cette même célébration de la virilité conquérante, qui alimentent ces violences qui s’exercent sur les corps des femmes, des enfants, et des hommes.

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DE LA MAUVAISE FOI ET À L’IGNORANCE

Ce qui nous amène à notre troisième point : le combo hypocrisie et méconnaissance d’un sujet qui prétend interroger.

Au fil des pages, Beigbeder entend ainsi se porter garant de la liberté, et défendre l’expression littéraire sous toutes ses formes, fusse-t-elle parfois narrée par des « personnes horribles ». Il fustige dès lors les « romans uniquement bienveillants » dont il trouve la lecture « fastidieuse ». Bref, il prétend ne pas comprendre que les critiques dont il est l’objet concernent moins le contenu des livres qu’il encense, que la complaisance dont il fait preuve avec les agresseurs. Car non « aseptiser la littérature » n’est sûrement pas souhaitable, personne n’a envie de se fader du Marc Levy comme livre de chevet jusqu’à sa mort, et il y aurait peut-être une discussion à ouvrir sur le recours par les maisons d’édition aux sensitive readers. Mais l’art est aussi une question de point de vue et d’intention. Il y a donc une différence de taille entre la célébration du laid, l’autopsie de l’obscène, et la description masturbatoire de fantasmes pédophiles, sous couvert de licence poétique. Tout comme il y a un fossé de fange entre le fait de protéger les livres, et de soutenir ouvertement les violeurs. On notera d’ailleurs bizarrement que dans la bouche des gros réacs, le mot « aseptiser » revient toujours à débarrasser la littérature d’un regard masculin dégradant et d’une hypersexualisation des corps dominés.

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Sans compter que la littérature féministe regorge également de textes puissants, sulfureux, radicaux, vulgaires et parfois franchement dégueulasses. On a déjà cité Despentes, mais on pourrait aussi parler de l’excellent ouvrage Peau de Dorothy Allison, de toute l’œuvre de Monique Wittig, du SCUM Manifesto de Solinas ou des bandes dessinées de la Québécoise Julie Doucet. Dans l’univers du cinéma également, le récent succès critique du film Titane, qui met en scène une femme monstrueuse aux pulsions psychopathes, semble montrer que la violence et les crimes sont encore une source d’inspiration inépuisable, y compris pour les femmes.

Beigbeder s’obstine ensuite à faire la démonstration de son absence totale de culture féministe. Il se lamente des attaques contre ses prises de position en faveur de la prostitution. Il argue que les féministes se trompent d’ennemi, et s’appuie sur les revendications du Strass (Syndicat du Travail Sexuel en France) pour la dépénalisation des clients, qui seraient au diapason avec les siennes. Le Strass donc, dont les adhérent.es doivent être ravi.es de servir de caution au discours sexiste de Frédéric, puisqu’il s’agit d’une organisation… féministe. Parce que si les féministes abolitionnistes qui ont sauvagement « agressé » sa maison existent bel et bien, il en va de même pour le féminisme pro-sexe. Mais Beigbeder préfère considérer le militantisme féministe comme un seul bloc homogène et sans aucune nuance. Du moins, quand ça l’arrange.

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Histoire de bien faire comprendre aux militant.es et spécialistes de la question féministe qu’elles pissent dans un violon, il cible ensuite la notion même de « patriarcat ». Il explique que ce terme l’a toujours fait sourire, et qu’il en a assez qu’on lui rebatte les oreilles avec ce mot que sa génération (et donc la nôtre) n’a pas connu puisqu’à partir des années 70, beaucoup d’enfants ont été éduquée par des « femmes puissantes », c’est à dire des mères célibataires divorcées. Quelqu’un pour lui expliquer que la raison pour laquelle sa génération a été élevée par des mères célibataires divorcées, c’est peut-être précisément parce que le contrôle du corps des femmes est la norme depuis la nuit des temps ? Qu’il a fallu attendre 1967 pour que la Loi Neuwirth autorise la pilule contraceptive ? Attendre 1975 pour l’autorisation de l’IVG (dont l’accès commence à régresser dans le monde entier) ? Et que l’attitude de la société française consiste depuis des siècles à enfermer dans le rôle de mères coupables et de dépravées, les jeunes filles qui tombent enceinte en explorant leur sexualité, tout en offrant dans le même temps son absolution aux géniteurs volages ?

Il faudrait peut-être également lui dire que le mot « patriarcat » revêt une autre dimension. Qu’il ne décrit pas seulement un modèle familial, mais qu’il désigne l’ensemble des rapports de domination masculine à l’œuvre dans la société : des sifflements et mains aux fesses dans les couloirs du Palais Bourbon, au non-lieu dont a bénéficié notre ministre de l’Intérieur prédateur, des plaintes pour violences domestiques que la Justice ne prend pas au sérieux, au nombre glaçant de féminicides qui ne faiblit pas d’année en année, de la diffusion alarmante, mondialisée et en constante augmentation de millions de contenus pédopornographiques sur Internet, aux 72 000 plaintes enregistrées en France pour des infractions à caractère sexuels en 2021. Bref, des crimes dont les victimes ne sont pas toujours des femmes (elles représentent tout de même 86% des victimes d’agressions sexuelles dans l’Hexagone), mais dont les auteurs sont presque invariablement des hommes (ils représentent 96% des coupables).

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CONDESCENDANCE, INDÉCENCE ET CULTURE DU VIOL

Passons rapidement sur l’indécence qu’il y a à comparer une réunion en non mixité à une forme « d’apartheid » (là encore, si Frédéric s’était un tant soi peu penché sur l’histoire des luttes féministes, il saurait qu’elles sont toujours existé et qu’elles étaient chères au MLF, le soi-disant vrai féminisme d’antan, dont tous les conservateurs bas du front se réclament) ; à prétendre rechercher le dialogue et l’apaisement avec les militant.es, avant de les insulter au fil des pages ( extraits : « Les wokes sont des fanatiques dangereux mais je fais le pari qu’on peut discuter avec eux », « je crois néanmoins qu’on peut et qu’on doit dialoguer avec les pires Khmers wokistes ») ; à mettre en parallèle le féminisme contemporain et les méthodes des pires régimes autoritaires (au choix : une évocation du génocide cambodgien et de la purge du PCC par les gardes rouges chinois en 1966) ; à fantasmer tout en faisant semblant de s’auto-flageller, le passé de la France coloniale (« les colonies sont un cauchemar magique […] une belle monstruosité », « la colonisation est à la fois un crime imperceptible et une source inépuisable d’inspiration littéraire. Le citoyen que je suis est épouvanté, mais le romancier rêve de jonques et d’orchidées » ) ; à remettre en cause les déclarations de son ancienne collaboratrice sur l’attitude désinvolte qu’il aurait eu avec elle après qu’elle lui a rapporté son agression, tout en s’indignant d’avoir dû publiquement s’excuser pour des « galéjades » ; à faire preuve d’une condescendance insupportable envers les personnes qui ont théorisé et archivé les luttes féministes depuis des décennies (« On aura un peu progressé le jour où les féministes comprendront qu’à part de rares psychopathes, tous les hommes sont dans leur camp ») ; à réduire les victimes de violences qui souhaitent libérer la parole à une passivité ignoble et lâche (« Le message de ce livre est clair : je préfère être une ancienne victime qu’une victime professionnelle ») ; à leur prescrire d’un ton paternaliste de s’engager sur le chemin de la résilience, quand la Justice classe bien souvent sans suite leurs cris d’alerte ; à les culpabiliser d’attendre des années pour porter plainte, au mépris total des mécanismes de refoulement et du fonctionnement de la mémoire traumatique (« Si quelqu’un se fait agresser sexuellement, il ne faut pas attendre la prescription pour porter plainte au commissariat ») …

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Passons sur tout ça pour nous attarder enfin sur la dernière partie de ce livre : ce cinquième chapitre immonde, qu’on pourrait aussi décidé de renommer L’apothéose de la connerie. D’abord sur l’essentialisation des hommes, tous présentés comme esclaves de leur libido, de pauvres bougres victimes malgré eux de leurs hormones et dont les pulsions prédatrices, ne revêtent aucun caractère socialement construit (« Le désir nous taraude constamment. Ne pensez jamais qu’un homme est autre chose qu’un sexe en quête de plaisir […] L’homme est une menace d’amour », « Je ne suis pas libre parce que je suis hétérosexuel », « Nous souffrons d’être programmés pour vous vouloir. Et maintenant, nous souffrons d’être déprogrammés », « Chaque femme que je croise est […] transformée en film X. C’est ça la vérité de l’homme », « La nature fait de l’homme un juré débile dans un défilé de Miss France », « Ne croyez surtout pas que les hétéros pensent à autre chose qu’au sexe : on fait juste semblant »).

Puis sur cette posture arrogante, qui prétend dénier aux femmes la possibilité d’être elles-aussi traversées par des désirs puissants et envahissants (« Aucune femme ne se rend compte de 1% de ce que nous ressentons », « Seules les nymphomanes ont une vague notion de l’addiction de la masculinité »). A ce propos, on invite d’ailleurs Frédéric à s’instruire, ainsi qu’à s’intéresser davantage à l’imaginaire érotique féministe, lesbien et queer.

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Sur cette déification pénible de la femme, qui est donc soit constamment objectifiée, soit mise sur un piédestal (« Nous soupirons à chaque femme que nous croisons. Nous soupirons d’admiration, de vénération, de frustration […] Pour tout homme hétérosexuel, une femme est bien plus qu’une femme : c’est une utopie. ») et sur cette manière abjecte de faire reposer sur l’institution du mariage et le dévouement de leurs compagnes, le seul salut des hommes face à leurs désirs indomptables (« Un jour, une femme vous prendra peut-être par la main pour vous sauver de votre solitude », « Et si je puis me permettre une dernière recommandation : mariez-vous les gars ! […] Mariez-vous pour vous sortir de l’enfer du choix »). Sur l’admiration qu’il voue aux hommes qui se contentent d’agir comme des êtres humains décents ( « Il est tout de même hallucinant que tant d’hommes continuent de s’occuper de leurs enfants alors que la loi les autorise à s’en aller. Ces pères aimants, présents, auraient pu continuer de spermer indéfiniment dans des vagins variés […] Chaque fois que j’en vois un se faire rouspéter dessus par une mégère acariâtre, j’ai envie d’aller voir sa femme et de lui dire “Chérie, serre ton bonheur. Tu te rends compte qu’il pouvait partir et qu’il ne l’a pas fait ? »).

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Sur cette manière odieuse et stéréotypée de dépeindre les femmes comme des proies faciles et coconnes, à la merci de n’importe quel dragueur bas de gamme (« Clémence regarde sur son portable des TikTok de chiots faisant du skateboard. Le chacal, appelons-le au hasard Philippe Ezri, va la faire tomber amoureuse de lui uniquement parce qu’il le peut. Quand Clémence se lève, elle est maladroite et titube comme un faon qui ne sait pas encore marcher : Bambi est torché. C’est le moment de lui mentir »). Enfin, sur cette façon infâme et imprégnée de culture du viol de s’autocongratuler – et avec lui de féliciter tous les hommes – de s’empêcher de donner libre cours à leur nature prédatrice. (« C’est un miracle quotidien que davantage de femmes ne soient pas victimes d’agressions sexuelles. Les hommes se contiennent tout le temps », « Quand on ne vous touche pas, c’est uniquement parce que la loi l’interdit […] La peur de la prison retient les hommes d’agresser sexuellement toutes les femmes qui leur plaisent », « L’homme est une machine à baiser. Un criminel potentiel […] Et pourtant, il tient bon, il idolâtre tellement les femmes qu’il respecte leur corps. C’est fabuleux. Je suis fier de cet exploit quotidien qui consiste à croiser toute la journée des femmes qui me plaisent et ne jamais leur dire »).

POUR BEIGBEDER : LA RETRAITE A 57 ANS

Frédéric Beigbeder n’a pas tout à fait tort sur un point : il est vieux et dépassé. Mais ce n’est pas une question d’âge. Il l’était déjà quand il a gagné le prix Renaudot en 2009, et qu’il dépensait ses avances sur droits d’auteur en coke et en champagne au Fouquet’s. Il l’est encore davantage aujourd’hui lorsqu’il publie cette purge, qui aura au moins le mérite de démontrer une bonne fois pour toutes qu’après avoir été bonimenteur dans la pub, il a parfaitement su se reconvertir en imposture littéraire. Car son écriture n’a rien de punk ou libertaire. C’est une écriture morte, sans allant, sans courage et sans vitalité. Une écriture de la défaite. Une diatribe intolérante et résignée, de la part d’un vieux type qui se défausse sans cesse sur tout ce qu’il peut (la nature des hommes, les féministes, la libido, son époque…) pour éviter de se confronter à sa propre médiocrité. Une écriture du vide qui se regarde constamment le nombril, et se repaît de sa propre indigence. Une écriture flaccide (on va rester dans un champ lexical qu’il maîtrise) qui ne fait que regretter l’érosion progressive de tous les privilèges, et souhaite maintenir l’ordre établi plutôt que de le renverser.

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A qui Beigbeder s’adresse-t-il dans ce livre, si ce n’est à lui-même ? Pour maintenir l’illusion qu’il se fait de sa propre personne, et ne pas devoir contempler le reflet du vieux-beau qu’il est en train de devenir – et qu’il a sûrement toujours été – dans le miroir de l’existence ?

Non, Frédéric, comme vous le dites non sans une certaine mégalomanie, votre famille n’aura probablement pas à quitter la France après la publication de ce livre. En revanche, pour le bien de l’humanité, on serait beaucoup à apprécier que vous preniez votre retraite anticipée. Et comme dirait l’autre : calmez-vous, ça va bien se passer.