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D’où vient l’éternel tabou des règles pendant le ramadan ?

Quand un phénomène naturel devient source de honte pour les femmes.

Par
Malia Kounkou
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« C’est comme un départ de marathon tardif. »

D’une voix douce et introspective, Chahde, photojournaliste palestinienne de 29 ans, me décrit son début de ramadan, ce mois béni de jeûne et d’abstinence pieusement observé par la communauté musulmane. Bien que pour sa plus récente édition, le coup d’envoi ait été donné le 10 mars pour durer jusqu’au 9 avril, la jeune femme n’a encore pas bougé de la ligne de départ.

Pour cause, ses menstruations qui ont commencé juste avant le ramadan.

« Pendant tes règles, tu es autorisée à manger, à boire et tu ne peux pas faire les cinq prières par jour », explique-t-elle.

Très loin d’être une punition, cette pause est principalement motivée par un souci de santé. En effet, tel qu’indiqué dans le livre de doctrine coranique Majmu’ Al-Fatawa que beaucoup considèrent comme une boussole religieuse, la perte de sang occasionnée par les règles provoquerait « une faiblesse et […] un manque » nuisant à la nature « modérée et équilibrée » que devrait normalement avoir le jeûne. Pour ne pas se mettre en danger, la personne menstruée doit donc attendre la fin de son cycle pour continuer son ramadan et rattraper ses jours de jeûne manqués.

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Une directive qui se veut bienveillante, mais qui, comme en témoigne Chahde, s’accompagne presque toujours d’une certaine honte silencieuse.

Les petits mensonges

« Pendant longtemps, je mangeais discrètement dans la cuisine, ou alors quand les parents sortaient, quand la maison était vide, quand tout le monde dormait », se souvient Chahde.

« Je ne voulais pas que qui que ce soit sache que j’avais mes règles, dans la maison. Surtout pas mon père et mon frère », précise-t-elle.

Seule sa mère était dans la confidence et se devait alors d’en glisser discrètement un mot à son père pour ne pas que sa fille ait directement à le faire. Quant à ses petites sœurs, Chahde et sa mère les considéraient comme encore trop jeunes pour être au fait de la vérité.

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« On leur disait souvent : “Chahde est malade, donc elle ne peut pas jeûner.” », raconte la photojournaliste.

Si, en grandissant, ces petits stratagèmes de diversion lui paraissaient normaux, voire indispensables, ils ont progressivement fait naître en elle une inconfortable dissonance. Car dans une période célébrant la sainteté, pourquoi devait-elle soudainement mentir ?

« Pendant le ramadan, l’idée, c’est de purifier son âme et son cœur. Mais quand tu mens, c’est tout l’inverse », dit-elle pour décrire son malaise.

La culture de la hchouma

Une fois l’engrenage du secret enclenché, il est souvent difficile de le désamorcer, surtout lorsque la honte autour des menstruations prend racine dès le plus jeune âge. S’ensuit alors un dégoût intériorisé pour un phénomène aussi naturel et essentiel qu’une respiration.

« Petit à petit, les règles étaient devenues une maladie, une cachotterie, quelque chose de sale que personne ne devait savoir », décrit Chahde.

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Mais qui, exactement, sème cette honte ? Chahde décèle plusieurs coupables, la plus immédiate étant la culture de la pudeur dans laquelle la jeune femme a toujours baigné – une culture qui est d’ailleurs commune aux communautés racisées au sens large, qu’elles soient musulmanes ou non.

Si cette pudeur, souvent présente entre personnes de différents sexes ou générations, est parfois synonyme de respect, la photojournaliste l’a bien trop souvent vue être instrumentalisée à des fins de censure de n’importe quel enjeu touchant de près ou de loin les femmes.

« C’est sûr qu’il y a un tabou autour des sujets féminins. Ils ne sont jamais abordés librement », constate celle qui parle d’une culture de la hchouma, soit de la « honte ».

« “Mets ta protection hygiénique, et on n’en parle plus. Mange en secret dans la cuisine, on ne veut pas le savoir.” Je crois que moins c’est abordé et mieux certains se portent. »

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Mais au-delà de l’aspect strictement culturel, Chahde perçoit un problème bien plus universel : celui des femmes qui, d’une société patriarcale à l’autre, doivent constamment vivre au rythme d’une horloge biologique masculine. Or, les aiguilles de cette horloge avancent à une vitesse bien plus effrénée que celle des femmes, ce qui leur concède automatiquement la défaite.

« Notre cycle hormonal se renouvelle sur une trentaine de jours tandis que celui des hommes se renouvelle au cours d’une même journée », rappelle celle qui déplore que le cycle féminin et ses enjeux ne soient pas un peu plus pris en compte dans le fonctionnement de la société.

Peut-être alors que les problématiques qui lui sont propres – comme l’endométriose, le trouble dysphorique prémenstruel ou, encore, l’importance du congé menstruel lorsque la douleur se fait insoutenable – seraient mieux documentées et surtout, moins prises à la légère. Hélas, dans cette ignorance générale, Chahde voit quelque chose de sciemment entretenu.

« C’est une honte assez intersectionnelle, que ce soit en Afrique, au Moyen-Orient, en Occident, en passant par l’Asie », constate-t-elle.

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« On nous fait clairement comprendre que la femme, son corps, son fonctionnement, la gestion qu’on en fait, ne sont pas des questions à aborder ou même à rechercher sur le plan scientifique », continue Chahde.

Pas de tabou devant Dieu

À ses yeux, une certitude : cette honte ne pourra jamais venir de l’islam. En effet, le Coran encourage la quête avide de connaissances, qu’elles soient religieuses ou « profanes », sur des sujets sensibles et pas nécessairement politiquement corrects. Le but étant que la toute dernière zone grise soit éclairée, y compris celle, écarlate, des menstruations.

« Il n’y a pas de tabous dans la religion musulmane, car Dieu nous dit qu’il n’y a pas de tabous dans la recherche des sciences », appuie la jeune femme.

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« Malheureusement, la culture est dominée par une incompréhension patriarcale et machiste du corps féminin qui devient alors une cachotterie. »

L’ironie est que ce corps féminin que l’on veut tant mystifier est pourtant au cœur même de la définition d’Allah. Cette découverte cruciale, Chahde l’a faite en réalisant que dans la langue arabe, les trois lettres (« R-H-M ») sont à la racine des mots « utérus » (« ar-rahm ») et « miséricorde » (« rahma »), un adjectif par lequel Dieu est le plus souvent qualifié.

« Ça a vraiment été une révélation. À présent, je vois les règles comme une rahma », déclare Chahde.

définir ses propres règles

Cette bienveillance nouvelle lui offre un autre regard sur ses règles. Débarrassées de leur étiquette de maladie, de honte ou encore de malédiction, elles symbolisent désormais pour Chahde une remise à zéro hormonale, mentale et spirituelle.

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« Les règles me permettent aujourd’hui de faire le point sur où j’en suis dans ma vie, sur ma capacité à me reposer, à m’alimenter sainement et à prendre soin de mon corps », détaille la photojournaliste, qui parle également d’un retour à soi méditatif.

« Tu te rends compte que ton corps n’est pas là contre toi et que tes règles ne sont pas là pour te faire du mal. Embrasser sa féminité, c’est déjà terrasser la honte. »

Et n’est-ce pas ici toute l’essence du ramadan, cette période sacrée où chaque fidèle est invité à se concentrer sur l’essentiel et à instaurer de bonnes habitudes de vie ? Débuter ce mois de jeûne avec ses menstruations est donc pour Chahde une façon plus douce et ancrée d’instaurer ces nouvelles habitudes, qui ne tient ni du hasard ni de la condamnation.

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« À travers mes règles, Dieu m’accorde cette bénédiction de renouvellement, de repos et de remise en question, se réjouit-elle. Il me dit de commencer mon ramadan plus lentement. »