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Doit-on faire une croix sur la saga Harry Potter ?
Harry Potter fait partie de ces œuvres qui ont aussi bien que mal vieillies. Nul.le ne peut cependant nier que depuis son entrée en librairie, le 26 juin 1997, cet écrit fantastique tout droit sorti du cerveau de J. K. Rowling a fait l’effet d’un raz-de-marée dans le monde littéraire. Après tout, les seuls ouvrages surpassant ses 500 millions de ventes sont la Bible, le Coran et le Petit Livre Rouge communiste.
Ce dimanche, nous célébrions la 25e année de sortie du tout premier tome. À l’occasion, je me suis revue le feuilleter pour la première fois sur mes genoux après qu’une camarade l’ait fait discrètement glisser le long de ma table, telle une transaction mafieuse en plein cours de maths. Le résumé de l’histoire m’intriguait déjà. Un orphelin enfermé dans un placard à balai puis propulsé dans un univers magique où ces mêmes balais volent et où une créature sans nez tente de l’assassiner chaque année ? Say no more.
Car, plus qu’une suite de romans à succès, Harry Potter demeure à ce jour un phénomène culturel aussi universel qu’inimitable. Entre les fans qui campaient 11 jours devant la librairie à la sortie des nouveaux tomes, le box-office cumulé des huit films qui frôle aujourd’hui le milliard de dollars, les inside jokes qui nous font collectivement rire — dont celle du « calme » légendaire de Dumbledore — et les petits carillons qui rendent le thème musical reconnaissable entre tous, ces livres ont été une base culturelle fédératrice pour toute une génération.
Le début de la fin
Et puis, les choses deviennent… étranges. Un matin sur deux, J. K. Rowling se réveille pour partager des « révélations » supposément présentes dans les livres depuis le début. Pourquoi pas, me direz-vous. Il est toujours agréable de redécouvrir sous un autre jour un roman que l’on pensait connaitre par cœur. Mais plus ces révélations s’enchaînent, plus elles prennent des airs de fabrications de dernière minute.
Nagini, le serpent de compagnie de Voldemort, s’avère en fait être une femme transformée en reptile par malédiction. Le statut de loup-garou de Remus Lupin représente finalement une métaphore pour le sida. L’élève Anthony Goldstein, étudiant à Poudlard, est juif. Hermione Granger est peut-être noire. Dumbledore a toujours été gay. Très vite, ces révélations impromptues deviennent un running-gag dans la communauté.
Toutes ces déclarations signent la tombée en disgrâce de J. K. Rowling.
Jusqu’à ce que les choses deviennent moins drôles. Récemment, et sans crier gare, la romancière britannique s’est lancée dans une vendetta progressive contre les personnes trans, et en particulier contre les femmes trans, qu’elle semble considérer comme des « hommes en robes ». Elle a entre autres fait part de ses craintes de voir ces mêmes femmes trans usurper au sein de la société la place des femmes cisgenres (soit celles dont l’identité de genre est en accord avec l’anatomie sexuelle assignée à la naissance) ou les violenter dans les toilettes et dans les prisons. Elle s’est également moquée ouvertement de l’expression « personne qui menstrue », visant pourtant à inclure les personnes non binaires et les hommes trans qui auraient encore leurs règles.
Et cela n’aide pas que le pseudo « Robert Galbraith », sous lequel elle publie des polars, fasse écho au véritable Robert Galbraith Heath, inventeur de la thérapie de conversion par électrochocs.
Une fracture interne
Toutes ces déclarations signent la tombée en disgrâce de J. K. Rowling. Bientôt, son nom n’est associé qu’à l’acronyme TERF (« Trans-exclusionary radical feminist ») désignant les féministes qui excluent sciemment les femmes trans de leurs combats. Parmi ses fans, la confusion est totale. D’où peut donc venir cette soudaine hostilité ? La saga Harry Potter ne prône-t-elle pas l’amour, la tolérance ainsi que l’acceptation des autres et de soi? Comment l’autrice à l’origine d’un si beau message peut-elle se rapprocher de Voldemort dans la vie réelle?
Celle qui était autrefois la mère des sorciers et sorcières est devenue le paria de tou.te.s.
L’écart des valeurs est tel que les acteurs et actrices du film s’opposent même publiquement aux commentaires de J. K. Rowling. Dans une lettre ouverte, Daniel Radcliffe, qui joue le rôle de Harry, réaffirme que « les femmes trans sont des femmes » et que « tout propos affirmant le contraire efface l’identité et la dignité des personnes transgenres ». Selon une récente rumeur, l’actrice Emma Watson, qui s’est opposée de nombreuses fois aux vues de J. K. Rowling, affirme ne souhaiter réinterpréter Hermione Granger qu’après le départ de l’autrice au sein de la franchise.
Sur les médias sociaux, le backlash est intense. Celle qui était autrefois la mère des sorciers et sorcières est devenue le paria de tou.te.s. Ses livres? Jetés en pâture, les sept tomes Harry Potter désormais considérés comme des romans « médiocres ». Et lorsque les livres gardent leur valeur, certain.e.s internautes préfèrent prétendre qu’ils ont été écrits par d’autres auteurs à succès au casier judiciaire encore vierge, tels que l’écrivain Rick Riordan, à qui l’on doit Percy Jackson.
La question à un million de dollars
Vient alors le fameux dilemme qui nous rend tous et toutes chirurgien.ne.s : peut-on séparer l’œuvre de l’artiste? Est-il possible ici de déposséder J. K. Rowling d’une série littéraire écrite de sa main? Doit-on piétiner une bonne fois pour toutes la moindre chose se rapportant à Harry Potter ?
À mon sens, non. Le fait est qu’à chaque outrage public, justifié ou non, l’amnésie rétrograde est toujours la même. À la lumière de l’information problématique révélée, tout le monde revient sur ce qui le rattache à la personnalité publique accusée et éprouve ce besoin urgent d’effacer, voire de réécrire leur passé commun. Si c’est un acteur, on dira qu’il jouait mal alors qu’hier encore, son poster ornait notre mur. Si c’est une chanteuse, on dira que son dernier album, pourtant en boucle sur notre compte Spotify, n’était pas si bon que ça. Ou alors on n’attribuera sa qualité qu’à la production musicale en arrière-fond.
Il faut donc voir les choses pour ce qu’elles sont, sans filtre, mais sans invalider non plus sa propre expérience.
Acceptons simplement que des gens très mauvais aient pu un jour faire de très bonnes choses. C’est après tout dans la nature humaine de ne pas toujours agir de façon linéaire ou cohérente. Vicky Cristina Barcelona est un très beau film, par exemple. Hélas, il a été fait par le réalisateur américain Woody Allen, sur qui planent de fortes allégations de pédophilie. La chanteuse cubano-américaine Camila Cabello a eu de nombreux comportements racistes, et en particulier envers la chanteuse noire américaine Normani Kordei. Force est cependant de constater que sa chanson Havana est entraînante.
Je comprends qu’il soit plus simple d’effacer les qualités d’une personne détestable pour rendre plus plausibles ses écarts de comportement. Malheureusement, rien n’est jamais tout noir ou tout blanc et réinventer une réalité douloureuse pour la rendre plus supportable n’aidera pas à faire plus rapidement son deuil. Il faut donc voir les choses pour ce qu’elles sont, sans filtre, mais sans invalider non plus sa propre expérience.
J. K. Rowling a d’indiscutables penchants transphobes qui ont aliéné une bonne partie de sa communauté de fans et trahi l’esprit de son propre chef-d’œuvre. Un chef-d’œuvre qui, depuis le jour où j’ai feuilleté par curiosité le premier tome, m’a apporté beaucoup de joie, de réconfort et d’amitiés. Et en ce 25e anniversaire de la saga Harry Potter, telles sont les trois belles (et seules) choses que je choisis d’en retenir.