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Discuter à la caisse : simple courtoisie ou sociabilisation forcée ?

Acheter deux tomates et du lait au supermarché n'aura jamais autant été synonyme d'anxiété sociale.

Par
Malia Kounkou
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L’année s’achevant, il n’est jamais trop tard pour augmenter votre savoir en phobies irrationnelles.

À commencer par la tuxiphobie, soit le fait d’être effrayé par la planète Jupiter. Il y aurait aussi l’arachibutyrophobie qui désigne la peur qu’un peu de beurre de cacahouète vous reste collé au palais. Sans oublier la peur de la neige (chionophobie), à ne pas confondre avec la peur des mains (chirophobie).

Mais connaissiez-vous la tamiaphobie ? Cette hantise-là se manifeste lorsque vous avez fini vos courses et que vous vous dirigez vers la caisse avec votre panier bien rempli. Vos mains sont moites, votre cœur tambourine dans votre torse, vous respirez fort et votre vision perd en netteté. Peut-être même que vous vous évanouissez en chemin.

Pourquoi ? Parce que vous vous apprêtez à interagir avec l’être humain qui passera un à un vos articles tout en vous demandant si vous allez bien.

Et si cette description vous parle, félicitations ! Vous êtes officiellement tamiaphobe, c’est-à-dire phobique des caissiers.

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Cependant, rassurez-vous : vous n’êtes pas seul. En effet, il semblerait que de nombreuses personnes aient de la difficulté à entretenir une conversation excédant le canonique « Bonjour! / Voulez-vous un sac ? / Par carte ? / Bonne journée ! ». Qu’ils entrevoient même comme une minuscule fin du monde le fait que la discussion dépasse ce cadre familier et prédéfini.

Caprice, timidité… ou anxiété sociale ? Après tout, ce trouble qui provoque une peur panique d’être jugé et ridiculisé dans un contexte public est actuellement en hausse d’un coin à l’autre du globe, surtout chez les jeunes générations.

En France, par exemple, l’anxiété touche 1 Français sur 5, tandis qu’en Grande-Bretagne, 49 % des 18-24 ans déclarent craindre le moment d’aller faire leurs courses.

Mais se pourrait-il aussi qu’il s’agisse simplement de dédain ? C’est du moins ainsi qu’a été interprété le TikTok humoristique – et désormais supprimé – du créateur de contenu blauballer dans lequel il paraît exagérément offusqué à la simple idée qu’une personne en caisse entame une discussion avec lui.

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Mais dire « supprimé » serait un euphémisme : disons plutôt que la vidéo a été chassée d’Internet par une foule virtuelle en colère, torches enflammées à la main.

« Personnellement, je n’admettrais pas devant tout Internet que je suis une garce antipathique qui se ratatine et meurt à chaque tentative d’interaction humaine », commente quelqu’un sur X (ex-Twitter).

D’autres encore rappellent que cette courtoisie perçue comme excessive par certains clients est une formalité obligatoire pour l’employé.

« On nous dit littéralement d’engager la conversation pour offrir un bon service aux clients, SE DÉFEND UN SECOND INTERNAUTE. Toutefois, si vous, en tant que client, dites simplement aux caissiers que vous ne voulez pas parler, ils respecteront cela. »

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Malgré l’outrage général, ce TikTok a eu le temps de faire écho chez un bon nombre de personnes avant de disparaître, comme le prouve sa section commentaire.

« Je veux juste rentrer et sortir [du supermarché] », y avait écrit quelqu’un tandis que plus haut, un commentaire liké 53 fois affirmait :

« Non, parce que quand ils commencent à poser des questions après “comment ça va ?”, ça m’énerve. »

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Si ce malaise initial a rejoint autant de personnes, force est alors de constater qu’il existe bel et bien, et se doit d’être creusé.

Je suis donc allée dans la rue, les centres commerciaux, les petits supermarchés (et les réseaux sociaux, eh oui, vous me connaissez) de ce monde à la rencontre de divers consommateurs pour tester leur niveau réel de phobie à ce sujet.

Pour un article sur la peur d’établir un dialogue avec un employé, le comble est de ressentir une petite boule d’anxiété à la simple idée de déranger les clients dans leurs courses des fêtes de fin d’année, surtout en fin de journée. Pas très esprit de Noël, de parler de l’aversion des autres entre les rayons bûche et fromage à prix d’inflation.

Mais les étoiles s’alignent lorsque j’aperçois Jessica et Megan, blonde et brune, en pleine discussion sur un banc intérieur, gobelets Starbucks jumeaux en main. Dans un contexte de crise de l’incivilité envers les employés de commerce en détail, il est rafraîchissant d’entendre Megan dire qu’elle aime encore parler à ses caissiers, jusqu’à même devancer leur « bonjour ».

« Quelques fois, je les salue avant même qu’ils ne le fassent », rit celle qui a elle aussi été caissière dans une autre vie.

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« Je pense que ça vient naturellement. Je ne ressens aucune pression à interagir avec eux », poursuit-elle.

De ce passé professionnel vient une empathie pour celles et ceux qui exercent un métier si familier. Disons qu’elle connaît ce quotidien interminable à demeurer immobile et attendre que des articles soient posés sur son tapis tandis que le temps s’allonge.

« Je sais à quel point c’est ennuyeux de rester debout pendant que tout le monde va aux caisses automatiques et que tu attends que quelqu’un vienne vers toi, donc je veux juste leur donner quelque chose à faire », compatit-elle.

Pour certaines personnes – et là, je fais quelques pas vers la droite pour venir troubler la paix d’un autre groupe d’amis, cette fois-ci : Mattéo et Thomas, deux Français installés au Québec. Ce début de conversation va même être accueilli avec surprise et grand enthousiasme.

« Justement, je suis plutôt content parce qu’en France C’est bonjour, au revoir, explique Mattéo. Alors, la première fois qu’on m’a dit “ça va?”, j’ai trouvé ça génial. »

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C’était pour lui une révélation, je le sens à son grand sourire, et assis à ses côtés, son ami Thomas hoche vivement la tête. « Il y a plus de contact humain, c’est plus vivant », ajoute-t-il, pensif. Surtout que si l’expérience est plaisante pour le client, ce dernier voudra souvent rendre la pareille à l’employé.

« Souvent, quand tu rajoutes un “et vous?”, tu peux voir que les caissiers sont contents, constate Mattéo. C’est mieux pour eux aussi. Parce que passer toute la journée à scanner des articles sans interaction, ça peut vite être chiant. »

Mais ce ne sont pas tous les échanges qui sont comme ça; en effet, certains clients, comme Gabriela – travailleuse sociale le jour, mais économe en interactions humaines hors jours ouvrables –, ajustent leur degré de sociabilité en fonction de « l’énergie de l’employé ».

« J’étais dans un magasin et le gars à la caisse était super sympa , il complimentait tout ce que j’achetais, donc on a parlé un peu plus », raconte d’une voix ASMR celle qui, en temps normal, préfère se faufiler directement vers les caisses automatiques.

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D’autres encore, comme Jessica, savent déjà à quel type de service s’attendre avant même d’entrer dans le magasin. C’est d’ailleurs un sujet qui l’anime et auquel elle a eu le temps d’y penser, ce qui se sent dans la manière dont elle se redresse sur le banc pour me dire :

« au Starbucks, ils sont sociables comme si on les avait entraînés à l’être. Mais au supermarché, quelques fois, ils ne disent même pas bonjour et ont l’air grognon. »

Peut-être ces employés ont-ils passé une mauvaise journée ? Dans tous les cas, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce ne seraient pas une mine boudeuse ou une présence humaine qui feraient fuir les clients des caisses normales vers celles automatiques. Juste un aléa technique.

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« Si j’ai juste 2-3 trucs à acheter, qu’il y a des gens à la caisse normale et que je n’ai pas trop de temps, je vais prendre une automatique. C’est vraiment juste ça », lâche Mattéo avec un haussement d’épaules.

Les circonstances peuvent aussi expliquer l’absence de conversation du côté des clients. Peut-être ceux-ci sont-ils trop occupés à gérer la logistique de placer leurs articles sur le tapis pour ensuite les ranger dans leurs sacs, donner la bonne carte, reprendre leur chariot et quitter les lieux sans oublier leur portefeuille.

Avec tout ça, a-t-on vraiment envie de parler de la pluie et du beau temps ? En plein rush de Noël, Clara en doute fortement. Et pourtant, elle est la première à entamer des débats philosophiques d’une course Uber à l’autre.

« Mais là, tu ne peux pas avoir une conversation en une minute à la caisse. Ça finit toujours sur un moment gênant. »

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Interaction 101

Si Megan est volubile, Jessica, elle, reste plus introspective et réservée. Elle me décrit essentiellement l’expérience de l’épicerie comme un parc d’attractions de l’angoisse qu’elle voudrait quitter avant même son arrivée.

« Faire mes courses me rend anxieuse, admet-elle. Je ne suis pas bien habillée. Je n’ai pas envie de parler à qui que ce soit. Donc, je préfère aller aux caisses automatiques, remplir mon propre sac et partir. »

Et tout cela empire lorsque s’ajoute une peur déraisonnable du jugement, soit précisément ce que vit Gabriela en se rendant régulièrement au magasin juste en bas de chez elle, au prix de sa grandissante anxiété.

« Comme je vais tout le temps faire mes courses au même endroit, j’ai à chaque fois peur d’être jugée sur ce que j’achète… je sais que c’est irrationnel », soupire Gabriela.

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Un sentiment qui trouve toutefois son écho parmi de nombreuses personnes souffrant d’anxiété sociale, comme en témoigne cet internaute sur Reddit. De peur d’être considéré dépensier à la caisse, il n’a acheté que le minimum vital pendant 4 ans : « du savon, du shampoing, du dentifrice, des brosses à dents et des Pop-Tarts (ma seule source de nutrition depuis 4 ans). »

Mais le propre de l’irrationnel est qu’il nourrit sa propre spirale infernale. Ainsi, la crainte première des personnes anxieuses est que le script des interactions clients-employés dévie pour le pire.

Et les questionnements ne s’arrêtent pas là : et si l’employé n’a pas envie de parler et que la conversation devient unilatérale ? Et si on se retrouve à parler tout seul ? Et si on bégaie en plein milieu de notre réponse ? Et si on se ridiculise avec quinze personnes derrière nous comme témoins ? Et si on répond accidentellement d’un ton sec et que tout le magasin nous pense être une Karen ?

Qu’est-ce qu’il se passe, dans ce cas ? Qu’est-ce qu’on fait ?

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« Je pense que, au fond, j’ai juste peur d’être humiliée », résume Gabriela, dont le cerveau a souvent tendance à s’enliser dans un cycle d’angoisse. Pour y couper court, elle choisit donc d’aller aux caisses automatiques ou de garder la conversation la plus short and sweet possible.

« Quand on me demande à la caisse si j’ai tout trouvé, je dis juste “oui, merci” et heureusement, la conversation s’arrête là. Ça me gêne de parler plus. »

Mais ces automates sont-ils pour autant un remède à l’anxiété de supermarché ? Si Gabriela et Jessica ne jurent que par eux, Clara, elle, n’en est pas si sûre.

« Aux caisses automatiques, tu as toujours la tension sous-jacente d’un bug de la machine qui te force à attendre, plantée sous les regards d’autres clients qui attendent, eux aussi. »

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Voilà donc un autre problème qui nous fait revenir au même point de départ : le jugement (existant ou non) des autres. Existerait-il donc une solution miracle pour surpasser cette prison mentale ?

Eh bien oui : se rappeler tout simplement qu’il s’agit avant tout d’une transaction et que personne ne vous juge. Personne même ne vous observe.

(Solution 2, si on le peut : aller en thérapie et comprendre la même chose.)

« Il n’y a pas d’enjeu réel, me confirme Mattéo. Que tu lui parles ou pas, la personne va quand même passer tes articles. »

Constater qu’il n’y a pas d’enjeu – sauf celui de garder le respect mutuel – aide à réaliser l’absence de menace. Non seulement l’être humain qui scanne vos pâtes sans gluten est en train de penser à son propre repas de ce soir, mais votre passage en caisse sera effacé dans une minute – s’il y était même déjà rentré.

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Mais, peut-être que votre conversation sera sa bribe de souvenir positive de la journée.