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Depuis quand tout le monde est « traumatisé » ?
Entre deux scrolls sur Instagram, un cri strident dans mes écouteurs me fait sursauter. Il s’agit d’une publicité pour une application permettant de déceler des traumatismes d’enfance enfouis qu’une série de tests audiovisuels permettrait de ramener à la surface.
Parmi eux, ce fameux cri humain où il faut reconnaître la phrase entendue ou encore un test de Rorschach évident à deviner.
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Quelques jours plus tard, un peu comme un clin d’œil subliminal de mon algorithme, je tombe sur la même annonce, amenée cette fois-ci avec la question : « Do I have Trauma I don’t remember? » (« Ai-je un trauma dont je ne me rappelle plus? ») En commentaire, un internaute écrit avec un rire que l’on devine désabusé : « La définition du trauma est si vaste, ces temps-ci ».
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Et il a bien raison : un simple tour de mes réseaux sociaux nous le prouve.
À peine ai-je mis un pied sur YouTube qu’on me met en garde contre le « trauma bonding » (ou le fait de développer un « attachement traumatique » avec son agresseur). Quant à Twitter – X, pardon –, les gens y sont bien trop occupés à déterminer si parler de ses désagréments du quotidien avec ses amis est un comportement normal ou bien du « trauma dumping » (ou « déballage traumatique »). TikTok, loin d’être en reste, m’apprend que si je suis triste, c’est à cause d’un « traumatisme intergénérationnel » qui m’aurait été transmis par une « blessure maternelle ». Donc merci, maman.
Beaucoup de variations pour un seul mot qui se retrouve désormais sur toutes les lèvres, y compris les miennes.
Oui, je ne nierai pas avoir déjà utilisé le mot « traumatisme » autant pour désigner une journée particulièrement difficile que pour qualifier la mort d’Iron Man dans Avengers : Infinity War. Très loin, donc, du sens original tel que défini dans le DSM-5, ce manuel recensant tous les troubles mentaux et que le monde psychiatrique utilise comme une boussole.
Comment comprendre ce grand engouement autour de ce mot ? Est-ce d’ailleurs une simple mode ou bien sommes-nous réellement la génération la plus traumatisée qui soit ?
Aux racines du trauma
Commençons d’abord par comprendre ce qu’est un traumatisme, dans son véritable sens psychanalytique. Le Dr Louis Brunet, psychologue, psychanalyste et professeur à l’UQAM le définit ainsi : « Lorsqu’une personne vit une situation à laquelle elle n’est pas préparée et que cette situation déborde ses capacités, là, on peut parler d’un traumatisme ».
Le choc serait donc si violent que la psyché ne pourrait s’en remettre par elle-même.
« C’est comme une vague qui te noie, un trop-plein d’un seul coup, et il y a une sidération au niveau de la pensée qui peut parfois rester longtemps. »
Et dans cette sidération peuvent se ranger divers symptômes allant du flashback, aux cauchemars récurrents, insomnie, mutisme, comportements dissociatifs ou autodestructeurs, dérèglement émotionnel ou encore perte de mémoire ou de l’appétit. Des réactions fortes, et surtout bien loin du sentiment de désagrément passager qu’une mauvaise journée ou une terrible fin de film pourraient causer.
Le Dr Brunet fait cette distinction : « Au lieu de dire qu’on est fâché, triste, déçu ou pris par surprise, toutes des réactions normales et saines, on va dire qu’on est “traumatisé”, ce qui est plutôt l’échec de la réaction normale ».
« Alors que le propre du “vrai” traumatisme est que la personne soit emprisonnée par un événement dont sa psyché est incapable de l’extirper. »
Les symptômes ont ici toute leur importance, car c’est par eux qu’est déduit un traumatisme, et non pas par l’événement en amont. Or, c’est souvent l’inverse que l’on verra dans le discours commun : on observe la gravité de la situation pour en déduire automatiquement que la personne l’ayant vécu est traumatisée.
Toutefois, selon le Dr Hubert Van Gijseghem, psychologue et ancien professeur à l’Université de Montréal, le traumatisme est si subjectif qu’il semble n’y avoir aucune équation entre une expérience choquante et le possible traumatisme qu’elle pourrait engendrer.
« Un traumatisme est un ressenti et non pas une réalité, on ne peut donc pas dire “parce que tu as vécu ceci, tu dois forcément être traumatisé” », nuance-t-il.
Tout cela contribue à banaliser le mot et à populariser son sens faussé. Il devient un superlatif donnant à nos phrases une gravité qu’elles ne mériteraient peut-être pas. Pour sa part, le Dr Brunet voit dans cette tendance quelque chose d’insultant envers les personnes ayant été véritablement traumatisées, qui donneraient tout pour ne plus l’être.
« Je pense notamment aux aidants humanitaires qui ont vu leurs collègues être tués par une bombe et éprouvent des symptômes post-traumatiques dès qu’ils entendent des bruits de détonation », dit-il avec empathie.
Mauvais diagnostic
Mais s’il n’y a rien de rose dans le fait d’être véritablement traumatisé, pourquoi autant de personnes s’arrachent ce titre ? La réponse est moins tranchée qu’on ne le penserait, car souvent pavée de bonnes intentions.
En effet, lorsqu’une situation est émotionnellement marquante, le réflexe est de chercher les mots adéquats pour la définir et se l’expliquer. Le sens large et suffisamment frappant du mot « traumatisme » devient alors une première grande boîte dans laquelle mettre ses sentiments encore flous, quitte à ensuite se réorienter pour mieux affiner sa quête.
Le risque est de penser que cette boîte est la boîte parfaite, ce qui nous fera toutefois voir des traumatismes là où il n’y en a jamais eu.
Certains vont donc se penser victimes de trauma dumping si une personne proche partage la nouvelle du décès de leur grand-mère avec eux tandis que d’autres penseront avoir fait du trauma bonding avec un collègue juste parce qu’ils ont partagé le même boss tyrannique.
Il est donc préférable de décrire ce qui nous est arrivé avec le plus de termes possible plutôt que de n’y apposer qu’un terme psychologique dont le sens réel nous échappe, comme l’explique la conseillère en santé mentale Jacquelyn Tenaglia dans une entrevue pour Vox.
« Souvent, nous utilisons des termes pour résumer ce que nous avons besoin de résumer pour avoir une compréhension globale [de cette situation] », explique celle qui a remarqué que les simples réactions de stress étaient souvent confondues avec des réactions traumatiques.
Tout le monde veut le titre, personne ne veut la réalité
Mais il existe un pan plus vicieux de l’usage répandu du mot « traumatisme » : celui où il n’est utilisé que pour finaliser un échec et mat.
Ici, tout comme les mots « toxique » ou « gaslighting » (manipulation basée sur le détournement cognitif), le terme « traumatisme » ne sera utilisé qu’en raison de la souffrance et de la force persuasive qu’il contient, de sorte à se positionner en victime et donc, en position de force. Car la détresse d’une victime la rend intouchable, ce qui lui confère paradoxalement une importante quantité de pouvoir.
C’est pourquoi, mis entre de mauvaises mains, ce mot devient presque un outil de domination politique, selon le Dr Brunet.
« Ça s’inscrit dans cette tendance actuelle qui tend à utiliser des termes psychologiques, mais en en déformant le sens à des fins d’influence sur l’autre. Si je peux me placer comme victime, j’obtiens le contrôle d’une façon beaucoup plus subtile que par l’agressivité ou la violence », remarque-t-il.
« Si je peux dire que la parole de quelqu’un m’a traumatisé, c’est beaucoup plus grave que si je dis qu’elle m’a juste contrarié. Je force l’autre à s’adapter à moi. »
Tout ne devient donc qu’un jeu linguistique où la souffrance et le capital de sympathie de véritables victimes sont usurpés pour tourner une conversation à notre avantage et mieux dominer par la pitié. Chez Vox, la psychothérapeute Israa Nasir parle d’une « arme » imparable dans les relations interpersonnelles.
« Il y a des gens qui utilisent ces termes […] pas nécessairement toujours par malveillance, mais comme un moyen de “remporter” une dispute, comme un moyen de faire valoir leur point de vue. »
Résultat ? Plutôt que de tourner le projecteur sur le processus de guérison, on le garde indéfiniment braqué sur le traumatisme, ce qui n’a jamais été le but.
En effet, le but d’un diagnostic est de pointer du doigt le cœur du problème et le nommer afin de mieux s’en relever et développer sa résilience; pas de s’en draper comme une seconde peau, même si la mauvaise utilisation actuelle du mot « traumatisme » l’encourage.
D’autant plus que regarder la situation de près souligne une autre dissonance : tout le monde veut être traumatisé… mais personne ne veut véritablement être confronté à ce que ce choc signifie.
Une bonne preuve aurait été le récent débat houleux lancé sur X par l’utilisatrice peachmilfshake sur la place du trauma dumping en amitié, un camp estimant que les amis ne sont pas des thérapeutes gratuits à qui raconter ses déconvenues, et l’autre considérant ces échanges vulnérables comme le b.a.-ba de l’amitié.
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« Lorsqu’un événement traumatique arrive, si on a quelqu’un sur qui s’appuyer, ça aide habituellement au processus de guérison », souligne le Dr Brunet. Une dissonance intéressante, car le mot « traumatisme » est si répandu qu’on pourrait croire sa réalité tout aussi acceptée. Or, c’est plutôt le contraire.
Bien entendu, certains témoignages de proches peuvent être émotionnellement délicats à accueillir et parfois, seul un thérapeute saura y mettre des mots. Mais si c’est le cas, n’est-ce pas là le signe que les terminologies psychologiques devraient être sagement gardées dans leur contexte ?