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Depuis quand tout le monde est « toxique » ?
En 2003, et sans le savoir, Toxic de Britney Spears ouvrait le bal. Vingt ans plus tard, le mot est à présent sur toutes les lèvres. Tel l’enfant prodigue du web, il a été accueilli à bras ouverts par internet qui a fait de lui sa ponctuation, mais aussi la pierre d’angle de son vocabulaire.
Désormais, « toxique » ne s’appose plus seulement à l’endos des bouteilles d’ammoniaque; le terme vaut aussi pour Karl qui vous a ghosté juste après votre deuxième date, pour votre coloc qui a une fois de plus invité du monde sans vous consulter ou pour votre meilleure amie qui dit avoir « accidentellement » oublié votre anniversaire tout en ayant vu chacune de vos stories.
Ici, le mantra est simple : s’il monte en vous le moindre sentiment de malaise à un quelconque moment que ce soit, la relation que vous entretenez est assurément toxique et se doit d’être immédiatement coupée à la racine. Clac. Un tri radical, mais au nom du bien-être, car en bout de ligne vous attend une vie purgée de toute négativité — et méchamment heureuse, donc.
Bienvenue dans le self care tel que prêché sur Instagram et TikTok.
Naturellement, ce mode de pensée dichotomique inquiète. Tout d’abord, la plupart des préceptes « néo-psychologiques » enseignés dans ces contenus n’ont pas ou très peu de fondements psychologiques, ce qui peut rendre leur application dangereuse. De plus, tout ici est soit tout noir, soit tout blanc, ce qui ne laisse aucune place à la nuance ou à l’introspection.
Car il se pourrait que pour une fois, l’enfer ne soit pas seulement les autres.
L’art de la déviation
La première erreur a été de déraciner « toxique » de son sens initial, tel que l’explique Sarah Hamel, psychoéducatrice. Résultat : à présent trivialisé, le mot perd toute sa gravité.
« Une personne toxique est une personne réellement manipulatrice, narcissique, qui veut du mal. Quand on parle d’une personne toxique, on va parler d’une situation de violence psychologique, sexuelle, financière et de toute autre forme possible de violence dans un contexte conjugal ou relationnel. C’est ça, la toxicité », rétablit-elle.
Les relations interpersonnelles restent le contexte d’emploi le plus répandu du mot « toxique ». Dès le premier accroc, on le prononcera dans un réflexe hâtif.
Or, dans l’usage populaire actuel, le mot se rattache souvent à des réalités plus légères et anecdotiques qui seraient plutôt de l’ordre du désagrément ou de la contrariété. Une collègue de bureau avec qui le courant passerait moins ou un voisin qui collerait des mots passifs agressifs dans le hall d’entrée, par exemple.
Sur Twitter, c’en est même devenu un trend semi-humoristique, les internautes admettant tour à tour diverses attitudes jugées « toxiques » : ne jamais se confier à qui que ce soit, garder trop longtemps rancune ou encore expliquer à chaque after-work que « plus de chevaux sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale que de soldats américains ». Bien loin, donc, de la notion de danger palpable et imminent dont la première définition était porteuse.
Les relations interpersonnelles restent le contexte d’emploi le plus répandu du mot « toxique ». Dès le premier accroc, on le prononcera dans un réflexe hâtif. Trop hâtif, même, selon Sarah Hamel. « En relation, on peut tous avoir des insécurités, de la difficulté à communiquer ses besoins, mais tant que ce n’est pas de la violence, j’appelle ça de la maladresse et non de la toxicité », précise-t-elle.
Cette différenciation est aussi faite par Roxane Larocque, psychologue pour enfants suivie sur TikTok. Pour elle, lorsqu’il est question du domaine relationnel, peu de choses sont très tranchées. « Il faut sortir du schéma “bon/méchant” pour amener des nuances. Quelques fois, il y a des escalades de colère où ni l’un ni l’autre ne peut faire ressortir le meilleur de soi-même. Mais on est capable de s’asseoir, de parler et de voir que c’était un événement et non quelque chose de récurrent », distingue-t-elle.
« On ne veut pas se remettre en question, sentir une émotion conflictuelle, alors on va se sauver de la situation et faire porter tout le blâme à l’autre personne. »
N’est-ce pas ici tout le nœud du problème, cependant ? Une rupture interpersonnelle cold turkey, sans s’expliquer ni demander son reste; telle est la base même du self care que prônent les réseaux sociaux. Ceux qui le pratiquent retirent même une certaine fierté du fait d’être parvenus à se distancer en silence d’un proche qu’ils considéraient néfastes. Mais pour Roxane Larocque, plutôt que de fierté, il est surtout question ici de fuite.
« Il y a un peu d’évitement en dessous de ça. On ne veut pas se remettre en question, sentir une émotion conflictuelle, alors on va se sauver de la situation et faire porter tout le blâme à l’autre personne. C’est souvent plus nuancé que ça. Et en étiquetant rapidement quelque chose comme “toxique”, on perd de cette nuance, mais aussi des clés pour mieux se connaître soi-même. »
Émotions, mode d’emploi
Mais pourquoi est-ce si difficile de se confronter à ses émotions, d’ailleurs ? Tout simplement par manque de pratique, selon ce que nous explique Sarah Hamel. « L’émotion nous traverse, elle passe et c’est fini. Mais dans notre société, en ce moment, on la résiste et on va lui chercher des coupables : “Je me sens de même, c’est de la faute à quelqu’un”. Mais quand on se permet de vivre une émotion, on n’en a plus peur et on l’accueille. »
Or, depuis l’enfance, l’acte même de ressentir est marqué au fer rouge du tabou. « On élève nos enfants à refouler nos émotions, à les enfouir pour ne pas déranger. On ne les aide pas à être à l’écoute du message qu’elles essaient de nous transmettre, donc il s’en déconnectent. Et en grandissant, ça fait des adultes qui, dès qu’ils sont envahis d’une émotion, n’ont pas le réflexe de l’écouter, mais plutôt de la fuir », détaille-t-elle.
à trop vouloir se sauver, on finit par tourner en rond et retomber dans ses propres travers.
« Toxique » devient alors le raccourci salutaire pour ne pas creuser la source du malaise et passer rapidement à autre chose. Mais comme le souligne Roxane Larocque, à trop vouloir se sauver, on finit par tourner en rond et retomber dans ses propres travers.
« Quand on ne prend pas soin de cet inconfort, ce qui arrive, c’est qu’on se remet dans des patterns relationnels qui sont souvent similaires et on se retrouve à revivre un peu les mêmes choses, mais avec d’autres personnes dans d’autres situations. Ce qui n’est pas réglé se rejoue dans nos relations, car nos actions parlent de nos blessures », explique-t-elle.
Et si dans différentes relations et situations, l’exacte même impasse survient à chaque fois, c’est qu’il y a sûrement ici un dénominateur commun… right ? D’où l’importance de l’autoexamen, une étape souvent absente de ces contenus de self care virtuels. Mais auraient-il même eu le même succès qu’ils ont actuellement si la responsabilisation faisait partie de l’équation ? Peu de chance.
« C’est sûr que, pour les personnes qui ont été mal accompagnées au niveau des émotions et qui sont dans des patterns d’évitement de la souffrance, tomber d’un coup sur une personne qui leur dit sur les réseaux sociaux : “Hey, sais-tu quoi ? Je te comprends. C’est la faute des autres”, ça fait du bien. Ça les garde dans leur zone de confort. »
Démêler le vrai du faux
Pour Sarah Hamel, caresser qui que ce soit dans le sens des biais de confirmation en suggérant un monde où tout est toxique sauf soi-même est loin d’être une aide. Hélas, ce mode de réflexion est souvent présenté par des personnes drapant leur manque de connaissances en psychologie d’une fausse aura de crédibilité, ce qui facilite l’endoctrinement.
« Ce sont souvent des motivateurs, des influenceurs, des coachs de vie en développement personnel qui n’ont pas de formation et qui perpétuent ce genre de discours. Un psychologue, un psychoéducateur ou tout autre professionnel qui a fait des études supérieures ne va pas entretenir ce discours-là », met-elle en garde.
« Je ne m’attends pas À ce que ça change tout de suite. Je pense que la génération actuelle va être coincée avec ça pour un bout de temps encore. »
Parmi les stéréotypes inexacts propagés, celui d’une vie de félicité absolue et ininterrompue à laquelle aspirer, une fois la moindre trace de toxicité éradiquée. « C’est super problématique de viser le bonheur dans la vie, estime la psychoéducatrice. Je le dis aux parents : “Votre job, ce n’est pas de rendre vos enfants heureux, mais de les accompagner à travers toute la gamme d’émotions qu’ils vont vivre, y compris celles désagréables”. C’est ça qui va faire un futur humain adaptatif, résilient, qui ne va pas faire naufrage à la première tempête émotionnelle traversée. »
Pour rétablir l’équilibre, toute une éducation affective serait donc à refaire, une mission que se donnent de plus en plus de spécialistes de la santé sur les réseaux sociaux, à l’instar de Roxane Larocque et Sarah Hamel.
« Je ne m’attends pas à ce que ça change tout de suite. Je pense que la génération actuelle va être coincée avec ça pour un bout de temps encore. Mais là où résident nos espoirs, c’est dans la manière dont vont être élevées les prochaines générations. Peut-être qu’elles arriveront à briser la peur intergénérationnelle des émotions », souhaite Sarah Hamel.