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Depuis quand tout le monde est en « situationship » ?

Splendeurs et misères des relations floues.

Par
Laïma A. Gérald
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« On se voit depuis plusieurs mois, S. et moi. […] Quand mes amis me demandent si on est en couple, je ne sais jamais quoi répondre. Oui, on se voit presque chaque semaine, on couche ensemble, on fait des activités, mais on n’a jamais vraiment défini notre relation. On y va au jour le jour. […] J’ai pas vraiment de mot pour nommer ce qu’on vit. »
— Charlie, 26 ans.

Eh bien Charlie, j’ai le bonheur de t’annoncer que tu es en situationship.

Ça veut dire quoi, « situationship » ?

Ce néologisme employé depuis quelque temps sur les réseaux sociaux et dans les conversations privées est fabriqué à partir des mots anglais « situation » et « relationship » (ou « relation » en français). Ainsi, une situationship renvoie à un type de relation dont les termes n’ont pas été définis par les partenaires.

Sans étiquette, sans engagement et sans durée ni perspective véritablement définies, la situationship dépasse les paramètres d’une amitié platonique sans pour autant relever du couple au sens traditionnel.

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À mon sens, le terme est un peu moins réducteur que ce que l’on appelait les « backburner relationships » (soit les « relations au second plan ») il y a une dizaine d’années…

Une situationship renvoie à un type de relation dont les termes n’ont pas été définis par les partenaires.

« La situationship se situe sur le spectre des relations romantiques [non conjugales], quelque part entre le friends with benefits [ami.e.s avec bénéfices] ou le fuck friend, et la relation amoureuse traditionnelle plus officielle », explique Myriam Daguzan-Bernier, sexologue, fondatrice du blogue sexo-féministe La tête dans le cul et autrice de Tout nu! Le dictionnaire bienveillant de la sexualité, qui utilise volontiers l’expression « flou artistique » pour faire référence aux situationships.

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« C’est un type de relation qui varie selon les personnes qui l’expérimentent et qui comporte différents degrés d’engagement, de routine, de fréquence, de romance, d’implication […]. On ne se commet pas et ça relève surtout du moment présent. »

Si cette tendance sociale de plus en plus courante peut sembler difficile à cerner, elle résonne très fort auprès des personnes qui l’ont expérimentée. « Enfin un mot pour définir l’indéfinissable », diront certain.e.s à propos de ce phénomène qui n’est pas sans rappeler celui de l’amour libre des années 1970.

Un phénomène d’hier pour un mot d’aujourd’hui

Bien que le concept ne date pas de la dernière pluie, le terme situationship se taille bel et bien une place dans notre vocabulaire et le phénomène est de plus en plus présent. D’après une enquête menée par l’application de rencontre Hinge, 34 % des 12 000 utilisateur.rice.s interrogé.e.s ont affirmé s’être retrouvé.e.s dans une situationship entre 2020 et 2021.

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Qu’est-ce qui explique le bond en popularité de ce nouveau modèle relationnel ?

N’est-ce pas un paradoxe que d’apposer une étiquette sur un concept qui tient justement de la non-définition ?

« Je trace un parallèle entre la multiplication des situationships et la tendance au relationshopping, c’est-à-dire la propension à “magasiner” des relations, induite et encouragée par les applications de rencontre », poursuit Myriam Daguzan-Bernier, qui mentionne que certain.e.s de ses client.e.s aiment adopter l’étiquette de situationship alors que d’autres préfèrent s’en passer. « Quand on swipe compulsivement d’un profil à l’autre, il est possible qu’on se retrouve face à une angoisse du choix. Ça peut créer une réticence à se commettre à une seule personne, on est donc tenté de garder toutes ses options ouvertes. »

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Mais n’est-ce pas un paradoxe que d’apposer un terme et une étiquette sur un concept qui tient justement de la non-définition ?

« Dans notre société, la norme c’est d’être en couple », affirme l’experte, également chroniqueuse à Moteur de recherche, sur ICI Première. « Donc, d’avoir recours à un terme qui englobe le flou peut aider à nommer une situation qui sort de cette norme et que l’entourage comprend peut-être mal. Pour certaines personnes, un terme comme ça facilite les communications. »

Pour la sexologue clinicienne, ainsi que selon plusieurs autres spécialistes dont j’ai pu lire les propos sur le web, ces derniers mois, les réseaux sociaux auraient également contribué à l’émergence de cette nouvelle pratique.

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« Si l’on en croit leur analyse, de plus en plus de personnes ressentiraient une pression dans le fait d’afficher publiquement leur engagement. Cela les conduirait, par conséquent, à vivre des relations plus libérées et non officielles », peut-on lire dans le magazine Grazia qui, toutefois, positionne d’emblée les situationships comme toxiques.

D’ailleurs, le fait de prendre son temps volontairement pour afficher une nouvelle relation sur les réseaux sociaux porte un nom : le soft launch ou « lancement en douceur ». Cette pratique consiste à faire subtilement comprendre que l’on a trouvé l’amour, à l’aide d’indices saupoudrés sur les réseaux sociaux, comme une photo prise de loin ou de dos, un commentaire équivoque ou encore un émoji de cœur déposé sous une publication.

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Un peu comme quand j’avais publié cette story sur Instagram afin de soft launcher ma nouvelle relation en février 2022, sans même savoir qu’il s’agissait d’un concept éprouvé.

Liberté, j’écris ton nom !

« Je ne savais pas que ça s’appelait comme ça, mais oui, ce que je vis est de l’ordre de la situationship », me confie Geneviève, 29 ans, à qui je suis surprise d’apprendre le terme en début d’entrevue. « Je connais M. depuis environ 2 ans. […] On se voit quand on est disponibles, on fait l’amour, on écoute des films, on dort collés, on se confie. […] Mais rien n’est officialisé, on n’est pas un couple et on n’est pas exclusifs. C’est vraiment une affaire de moment présent. »

« Ce que j’aime […], c’est que ça me permet d’avoir une forme de stabilité émotionnelle, de la tendresse […] mais de conserver ma liberté et d’apprendre à me connaître »

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Quand je lui demande comment elle se sent dans cette « relation », la jeune femme est sans équivoque : « Oh my god, tellement bien ! […] Je ne suis pas émotionnellement disponible pour être en couple sérieux en ce moment, mais je n’aime pas tant les one nights. Cette espèce d’entre-deux entre l’amitié et le “couple” me convient super bien. Et à M. aussi, on fait des check-ins de temps en temps pour être sûrs qu’on est encore sur la même longueur d’onde. Ça durera tant que ça durera, mais à date, ça va bien! »

Au fil de notre échange, Geneviève me confie que depuis environ 3 ans, elle se pose beaucoup de questions sur la monogamie, sur sa vision des relations et sur ce qu’elle recherche sur le plan amoureux.

« Ce que j’aime de cette situationship (je vais adopter le terme !), c’est que ça me permet d’avoir une forme de stabilité émotionnelle, de la tendresse et de l’intimité avec une personne que je connais et qui me connait, mais de conserver ma liberté et d’apprendre à me connaître. […] L’autre fois, une amie m’a dit que je voulais le beurre et l’argent du beurre, mais je ne vois pas en quoi c’est une mauvaise affaire si tout le monde est consentant et confortable. »

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Alors que bon nombre de médias et autant de personnes condamnent les situationships, les qualifiant de toxiques, dangereuses ou piégées, d’autres, comme Geneviève et Charlie, cité brièvement en début d’article, en perçoivent plutôt les bénéfices.

Justement, dans le dernier rapport Year In Swipe 2022 de Tinder, la tendance numéro un révèle que « les jeunes célibataires considèrent la situationship comme un statut relationnel valide ». Le TIME Magazine va même jusqu’à tirer une conclusion : la situationship est l’avenir du dating.

Ce besoin de flexibilité et d’ouverture indique une tendance qui pourrait être là pour durer.

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Comme expliqué dans le média américain, plutôt que de voir les situationships comme un piège à éviter, une forte majorité de célibataires est d’avis que certaines relations n’ont pas besoin d’être définies de manière rigide pour être épanouissantes. Ainsi, ce besoin de flexibilité et d’ouverture indique une tendance qui pourrait être là pour durer.

Voir cette publication sur Instagram

Une publication partagée par Tinder (@tinder)

Ce constat a d’ailleurs mené à la création « d’objectifs relationnels » sur Tinder, un espace où les utilisateur.rice.s peuvent choisir parmi plusieurs options :

– Cherche un.e partenaire de vie

– Cherche du long terme

– Cherche du long terme, mais ouvert.e au court terme

– Cherche du court terme

– Cherche du court terme mais ouvert.e au long terme

– En réflexion

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Les utilisateur.rice.s peuvent alors cocher la case qui correspond le mieux à leurs besoins et sont invité.e.s à confirmer ou à modifier leur choix chaque semaine. Un bel effort de transparence et de flexibilité, quoi !

Une situation(ship) à éviter à tout prix ?

Quand on tape le mot « situationship » sur Google, ce sont plutôt les inconvénients et même les dangers de la pratique qui apparaissent sur la page d’accueil. Des titres du genre : « Êtes-vous en situationship et comment vous enfuir », « Situationship : quelle est cette nouvelle pratique amoureuse toxique à fuir de toute urgence ? » ou « Le genre de relation dans laquelle personne ne veut être » s’enfilent sur le moteur de recherche. Pourquoi cela ?

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« Le danger potentiel [des situationships], c’est quand les personnes impliquées ne veulent pas ou ne veulent plus la même chose. Par exemple, si l’un.e ou l’autre développe des sentiments et qu’un rapport de force inégalitaire se développe, ça se complique », fait valoir la sexologue Myriam Daguzan-Bernier. Elle illustre son propos en donnant l’exemple fictif d’un duo où une personne A souhaiterait officialiser la relation, mais que la personne B préfèrerait rester dans le flou, ce qui serait susceptible de provoquer de la souffrance et de la confusion chez A.

Forte de son expérience en clinique, Myriam Daguzan-Bernier affirme que la clé de résolution d’une pareille situation se trouve dans des termes que l’on ne répétera jamais assez : la communication et la transparence. Il faut donner l’heure juste et exprimer ses limites.

« C’est sûr qu’une “relation” qui est intrinsèquement définie par son flou et l’absence de définition, ça peut-être à double-tranchant. »

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« C’est sûr qu’une “relation” qui est intrinsèquement définie par son flou et l’absence de définition, ça peut-être à double-tranchant. […] Les partenaires ne se doivent rien, se gardent une porte ouverte, explorent peut-être d’autres liens, mais quand ils n’ont pas ou plus les mêmes attentes, c’est délicat. Surtout s’ils ne s’en parlent pas, reconnaît la sexologue. Et quand les deux personnes ne sont plus sur la même page, que l’une veut définir ou modifier les paramètres, mais pas l’autre, ça peut effectivement créer des blessures. Mais ceci vaut pour tous les types de relations, même les plus traditionnelles. »

Pour l’experte, la multiplication des nouveaux termes qui émergent dans la sphère du dating révèle la présence grandissante de questionnements sur la monogamie. « Ça montre que de plus en plus de gens ne perçoivent plus le couple comme une fin en soi », croit-elle, en ajoutant que la pandémie de COVID-19 a parallèlement incité certaines personnes à revoir leur vision des relations et à questionner profondément leurs attentes et leurs besoins conjugaux et romantiques.

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En somme, non, les situationships ne sont pas pour tout le monde. Si certaines relations flottantes sont bel et bien inégalitaires et créent plus de confusion que de bien-être, d’autres sont plutôt un moyen d’explorer, d’apprendre à se connaître et de créer des connexions intimes et significatives, sans s’engager pour autant, du moment que tout le monde est sur la même page et ressent l’espace nécessaire pour s’affirmer.

Parfois, c’est possible de voir très clair dans les zones de flou.