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Depuis quand les viols sont-ils devenus une arme de terreur lors des conflits ?

Les témoignages de violences sexuelles se multiplient depuis le retrait des troupes russes d’une partie de l’Ukraine.

Par
Audrey Parmentier
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Plus de trois mois après le début de l’invasion russe en Ukraine, les témoignages dénonçant les violences sexuelles commises par les soldats russes sur les femmes et les enfants ukrainiens émergent.

Lioudmyla Denissova, défenseure des droits humains en Ukraine, le martèle : le viol est utilisé de manière « systématique » comme une arme de guerre. Depuis le retrait des troupes russes d’une partie de l’Ukraine, début avril, les témoignages de violences sexuelles se multiplient, principalement sur des femmes, mais aussi des enfants. Des crimes de guerre que la spécialiste Véronique Nahoum-Grappe qualifie très justement de « meurtres de genre » : violer une femme suffit à la détruire.

Au cours de son étude, intitulée La culture contemporaine du viol, publiée en 2019, l’ethnologue, anthropologue et membre des comités Syrie-Europe et Russie-Europe de la revue Esprit déconstruit un paradoxe intéressant : alors que la sexualité humaine est utilisée pour « faire l’amour », le viol « fait la haine » dans un usage de la sexualité comme moyen de torture, « il s’agit d’un retournement d’autant plus destructeur », signifie l’experte des crimes de guerre et des conflits de l’ex-Yougoslavie et de la Tchétchénie.

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À partir du XVIIe siècle, le viol est interdit par les codes militaires

Si les viols ont lieu en temps de paix et en temps de guerre, ils restent interdits par les lois et les codes militaires de tous les États européens à partir du XVIIe siècle. L’objectif n’est pas de protéger les femmes, mais de maintenir l’ordre militaire, explique l’historien Fabrice Virgili, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des relations entre hommes et femmes pendant les deux guerres mondiales : « À l’époque, toutes les armées européennes se modernisent. On passe à des armées permanentes et la discipline prend une place considérable. La répression des violences sexuelles survient dans ce cadre, car les officiers ne veulent pas que les soldats fassent à leur guise. »

Au cours de l’Histoire, la femme incarne un « butin » sur le terrain : de l’Antiquité jusqu’à nos jours, en passant par le Moyen Âge.

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Mais ces interdictions n’empêchent pas les soldats de commettre des violences sexuelles. Au cours de l’Histoire, la femme incarne un « butin » sur le terrain : de l’Antiquité jusqu’à nos jours, en passant par le Moyen Âge. « Le viol des femmes est très présent lors des guerres napoléoniennes, notamment en Espagne où nous sommes un peu renseignés, et il y a d’autres exemples au cours du XIXe siècle », ajoute Fabrice Virgili.

Longtemps, le viol a été toléré et considéré comme une conséquence inévitable de la guerre, mais « ce n’est pas un invariant des guerres qui aurait toujours lieu, comme une sorte de fatalité », complète l’historien, co-auteur avec Raphaëlle Branche du livre Viols en temps de guerre, édition Petite bibliothèque Payot, à paraître en juin 2022.

« De manière générale, quand une société tolère les violences à la personne, non seulement sur les femmes, mais aussi sur les enfants, les prisonniers ou d’autres types de populations, le viol n’est malheureusement qu’un acte parmi d’autres. Il aura donc fallu du temps pour que celui-ci soit enfin reconnu comme un crime et que la victime puisse demander réparation », souligne François Duroch, coordinatrice d’unité de recherche à Médecins sans frontières qui a travaillé plus de quinze ans sur les violences sexuelles.

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Guerre en ex-Yougoslavie : des viols systématiques et organisés

La spécialiste rappelle que le viol en période de conflit n’a été pénalisé que tardivement, essentiellement lors des deux conflits en Yougoslavie et au Rwanda, où il a été reconnu en tant que crime de guerre et acte constitutif de génocide pour certains cas. Durant le génocide des Tutsi du Rwanda, qui a eu lieu d’avril à juillet 1994, le nombre de femmes Tutsi violées s’élève à au moins 250 000 selon l’ONU. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a été le premier à reconnaître le lien entre viols et génocide, lors d’un procès en 1998.

Cela nous amène à établir une distinction importante : le viol peut s’exercer du fait du contexte permissif des terrains de conflits qui ouvrent des espaces d’impunité et de non-droit – ou se muer en « arme de guerre ».

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Au milieu des années 90, la guerre en ex-Yougoslavie met en perspective le caractère systématique et organisé des viols. Véronique Nahoum-Grappe a réalisé de nombreuses recherches sur le sujet : « Ces viols étaient pratiqués dans un usage tactique et étaient présents à chaque étape de la guerre. Il s’agissait d’une façon de détruire une société au cœur même de la famille, quand la souillure et le déshonneur basculent du côté de la victime et détruisent sa dignité à ses propres yeux, et à ceux de son entourage trop souvent. »

« On n’entraîne pas les soldats à violer »

Le corps féminin et le territoire s’apparentent tous deux à des « territoires à conquérir » pour les soldats, dotés d’une mentalité viriliste. « Le viol fait souvent écho à la prise de territoire dans le récit de guerre, c’est un acte à haut pouvoir symbolique qui vise l’atteinte des valeurs chères à une société notamment le lien filial et familial, spécialement quand il est commis en public. Cependant, il faudrait se garder de la barbarisation de telle ou telle nation : le viol a été commis sur tous les continents, que l’on pense à la guerre d’Algérie ou les massacres de Nankin par les armées japonaises », prévient Françoise Duroch.

Le corps féminin et le territoire s’apparentent tous deux à des « territoires à conquérir » pour les soldats, dotés d’une mentalité viriliste.

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À travers ces crimes, le but est de terroriser la population, afin de l’inciter à se cacher et à ne pas résister. Ces viols ont donc bien une fonction militaire, mais à partir de quand peut-on affirmer qu’ils possèdent une utilité tactique dans le déroulement de la guerre? Fabrice Virgili répond : « Parmi les éléments importants, le viol a souvent lieu en public, devant la famille ou le village. Il s’agit de violer une ou plusieurs femmes et de le faire savoir. Il faut noter qu’il y a très peu de cas où il y a un ordre de violer. On n’entraîne pas les soldats à violer. »

Il est difficile de connaître le rôle joué par les autorités : ont-elles encouragé ces viols, tenté de les empêcher ou fermé les yeux? « Je n’arrive pas à croire qu’il y avait des ordres donnés aux soldats pour violer les femmes. Pour moi, il s’agit plus d’une forme de culture partagée par les autorités militaires et politiques qui pose comme valeurs liées violence et virilité, d’où une tendance à minorer les pires crimes sexuels commis en temps de guerre », confie Véronique Nahoum-Grappe.

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À cela s’ajoute un sentiment d’impunité très fort de la part des soldats. « Ils disposent d’une puissance démultipliée par les armes, le groupe, le pouvoir, et leur uniforme leur garantit quasiment l’anonymat », reprend l’historien. Le fait que ces femmes incarnent des ennemis accentue la culture du viol – soit une vision très dégradée des femmes et dominatrice. À l’historien de conclure : « Dans la guerre, l’image de la femme et celle de l’ennemi viennent se croiser. »