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Depuis quand les femmes portent des tenues spécifiques pour se protéger dans le métro ?

Décryptage d'une tendance sur TikTok pour éviter le harcèlement dans les transports en commun.

Par
Laïma A. Gérald
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« Ce soir, je m’en vais à un anniversaire. J’ai mis une robe blanche assez courte, en mailles, alors on voit un peu à travers », me révèle ma collègue Malia. « Sans même y réfléchir, j’ai enfilé une chemise par-dessus ma robe avant d’aller prendre le métro pour me rendre à ma soirée. Donc oui, inconsciemment ou non, je suis familière avec le trend des subway shirts. »

C’est quoi un subway shirt ?

Depuis le printemps 2023, TikTok a mis un mot sur un comportement que bon nombre de femmes adoptent régulièrement : revêtir un vêtement ample, que ce soit un t-shirt, une veste, une chemise ou un manteau, par-dessus une tenue plus révélatrice pour éviter le harcèlement dans les transports en commun. Une fois arrivée à destination, le « chemisier de métro » est retiré illico.

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@rae.hersey Just know if you see me in a white button down, the real fit is underneath 💅🏼 #subwayshirt #nyc ♬ Applesauce – Mark Fabian & Alexander Smith & George King & RK Masters

Depuis son apparition sur les réseaux sociaux, la tendance du #subwayshirt a recueilli près de 15 millions de vues sur TikTok, attirant l’attention sur un phénomène pourtant bien présent depuis longtemps.

« J’ai commencé à mettre une chemise par-dessus mes vêtements les soirs où je sortais il y a environ 10 ans, quand j’étais en prépa », me confie Kathy, 28 ans. Prenant dès lors conscience des regards insistants et des commentaires non sollicités qu’elle reçoit dans les transports en commun, elle se met à se munir d’un vêtement suffisamment large pour cacher ses tenues, tout particulièrement en été.

« Quand il fait chaud, c’est chiant d’avoir à traîner une chemise. Une fois que je sors du métro, je dois l’accrocher à mon sac. Ça devient encombrant. […] J’aimerais mieux ne pas avoir à me cacher. »

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Tout comme le révèlent les milliers de vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux, Kathy et Malia sont loin d’être les seules à recourir à cette stratégie pour espérer être tranquilles dans l’espace public. Selon une étude de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (FNAUT) publiée le 15 juin 2023, près d’une femme sur deux (48 %) adapte sa tenue vestimentaire afin de ne pas se faire importuner dans les transports.

« Quand on est une femme, peut-être encore plus une femme avec des courbes, on devient vite consciente que notre corps suscite des réactions (plus ou moins intenses et dangereuses) chez les hommes que l’on croise […] », fait valoir Malia, qui considère le subway shirt comme un outil d’autodéfense contre l’objectification.

« Le subway shirt incarne à merveille ce que ça signifie d’être une femme dans un monde où nos corps sont systématiquement considérés comme un “joyau sexuel” que les hommes se doivent d’admirer et de commenter. »

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Et en quoi le métro est-il un endroit névralgique ? En France, près de 90 % des femmes affirment avoir déjà été victimes de remarques ou de gestes déplacés dans les transports, selon une étude de la FNAUT. En 2014, une étude du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes révélait que 100 % des femmes avaient été victimes, au moins une fois dans leur vie, de harcèlement dans les transports en commun.

Son de cloche similaire aux États-Unis. Récemment, le New York Times constatait que « de plus en plus de femmes évitent les transports en commun autant que possible ». En outre, « une enquête menée auprès des clients de la Metropolitan Transportation Authority (MTA) publiée en février révélait que 41 % des personnes interrogées utilisaient moins fréquemment le métro. Parmi ces personnes, 44 % ont déclaré que cela était dû à des préoccupations concernant leur sécurité personnelle ».

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Selon le Journal de Montréal, « 99 incidents de nature sexuelle ont été commis dans les bus et le métro de Montréal en 2021, [révélait] le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). En 2020, il y en avait 101. Toujours selon ces données obtenues par Le Journal [de Montréal], on compte en moyenne 106 crimes sexuels chaque année dans les transports en commun depuis 2017 ».

Donc pour les personnes qui en doutent : oui, les craintes des femmes sont légitimes.

(Encore) une stratégie individuelle

Les conversations engendrées par la tendance du subway shirt m’ont également fait réfléchir. Moi aussi, l’été, lorsque je choisis de sortir de la maison avec des vêtements plus révélateurs ou simplement adaptés à la température, il m’arrive d’emporter une veste que je revêtirai dans le métro ou le bus. Malgré la chaleur caniculaire, ladite veste me permet de circuler l’esprit plus tranquille.

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En prenant conscience que cette habitude personnelle était largement généralisée, j’ai conclu que le port du subway shirt était une stratégie parmi tant d’autres, permettant aux femmes et aux personnes marginalisées de se sentir en sécurité dans l’espace public.

Marcher avec un trousseau de clé au creux de sa main, faire sembler de parler au téléphone avec un.e ami.e, porter des écouteurs sans musique ni podcast, éviter certaines rues ou parcs peu éclairés, emporter du poivre de cayenne… Les stratégies individuelles auxquelles ont recours les femmes pour se sentir en sécurité dans l’espace public sont nombreuses.

Comme me l’a bien dit Malia, le subway shirt, aussi anecdotique puisse-t-il paraître au premier abord, constitue finalement « une forme de barrière pour ne pas être sexualisé dans un espace public, donc un espace propice à la sexualisation ».

En somme, il s’agit d’une solution temporaire à un problème systémique.

Mais y a-t-il un revers de la médaille, ici ?

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@itssophiemilner I didnt realise everyone else did this too 🥲 its a huge problem in london. Theres so many outfits ive just never worn out, or had to change so much, just because i knew people would make me feel uncomfortable for wearing it – be it catcalling or stares. #catcalling #subwayshirt #tubeshirt #subwayoutfit #tubeoutfit #ootd ♬ A work of art by s_johnson_voiceovers – Stefan Johnson

Une solution parfaite ?

Bien qu’aucune des vidéos TikTok sur le sujet ne semble promouvoir le victim shaming ou le victim blaming (c’est-à-dire mettre la responsabilité d’un crime ou d’un méfait sur sa victime et blâmer celle-ci), certaines voix s’élèvent afin de relativiser l’efficacité de ce fameux bouclier de tissu.

En d’autres termes, certains rappellent à raison que les agressions sexuelles et le harcèlement ne devraient pas être mesurés en fonction de ce que portait ou non la personne victime dans l’espace public.

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« Selon moi, cette tendance est positive à court terme, mais en fin de compte, elle est plutôt négative », déclarait récemment Leora Tanenbaum, autrice de I Am Not a Slut: Slut-Shaming in the Age of the Internet, à CTV News.

« Lorsqu’on la regarde dans son ensemble, [la tendance] est positive dans le sens où elle permet à la personne qui porte la chemise de se sentir plus en sécurité, mais elle est négative parce qu’en réalité, elle ne les protège pas vraiment. »

Leora Tanenbaum poursuit en expliquant que nous sommes encore très loin de vivre dans un monde où les femmes ne ressentiront plus le besoin de se couvrir pour se sentir en sécurité.

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@rae.hersey Just know if you see me in a white button down, the real fit is underneath 💅🏼 #subwayshirt #nyc ♬ Applesauce – Mark Fabian & Alexander Smith & George King & RK Masters

Après avoir mené des recherches sur le slut-shaming et les codes vestimentaires au cours des dernières décennies et avoir échangé avec plus de 1 000 jeunes femmes, elle en conclut que ces dernières s’attendent à être touchées ou harcelées de manière non consentie à un moment donné de leur vie.

Néanmoins, les vêtements que l’on porte, aussi révélateurs soient-ils, ne devraient jamais justifier le harcèlement ou les agressions à caractères sexuels. Penser le contraire relève du victim blaming.

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Bien que se couvrir d’un subway shirt puisse rendre les femmes moins vulnérables ou leur conférer une plus grande paix d’esprit, Leora Tanenbaum, également citée dans The Guardian, ajoute que cela ne devrait jamais être une obligation.

« Si une personne ne porte pas de subway shirt par-dessus une tenue plus légère ou révélatrice et est victime [de harcèlement ou d’agression à caractère sexuel] , elle n’a rien fait de mal. »

L’autrice féministe Leora Tanenbaum, également citée dans The Guardian, poursuit sa réflexion sur la question avec une pointe de nuance.

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« Je pense que c’est fantastique que ces vidéos TikToks sensibilisent aux préjudices causés par le harcèlement sexuel et les agressions dans les espaces publics, reconnaît-elle. Espérons que davantage de personnes reconnaîtront désormais à quel point cela peut être effrayant de simplement vaquer à ses occupations quotidiennes, y compris prendre le métro, lorsqu’on est une femme. »

En espérant que les initiatives systémiques supplanteront éventuellement la longue liste de stratégies individuelles que tant de femmes mettent en place pour… vivre.