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Depuis quand autant d’hommes kiffent étrangler les femmes au lit ?
« J’ai eu une date avec un gars, il y a quelques mois. La soirée s’est bien passée et je lui ai proposé de venir chez moi. […] Pendant qu’on couchait ensemble, il a mis sa main sur ma gorge et s’est mis à serrer mon cou. Je lui ai demandé d’arrêter, en disant que je n’aimais pas ça et surtout, qu’il aurait pu me demander la permission avant. Il s’est excusé. »
C’est encore un peu confuse et troublée que Sophie*, une jeune célibataire de 27 ans, me raconte cette expérience. Au fil de mon échange avec elle, elle précise que jamais la question des préférences sexuelles n’a été abordée avant de passer à l’acte. Sans pour autant juger ni condamner ce genre de pratique kinky, elle ne s’est pas sentie à l’aise de revoir le jeune homme en question.
Force est d’admettre que l’anecdote de Sophie est loin d’être la seule histoire du genre que j’entends dans les dernières années.
Depuis quand le choking est-il aussi commun au lit ?
L’asphyxie érotique : entre excitation et réel danger
Le choking (breath play), ou asphyxie érotique en français est une pratique visant à priver d’air son ou sa partenaire pendant un acte sexuel. La pression est généralement exercée sur la gorge avec les mains, mais peut également l’être avec une corde ou une ceinture.
Cette pratique, controversée même dans la communauté BDSM, n’est pas à prendre à la légère.
Sur le plan purement physique, les personnes qui s’y adonnent apprécient certains de ses effets, notamment la sensation de douleur ainsi que celle de vertige provoquées par le manque d’oxygène et l’obstruction de la circulation sanguine. D’un point de vue physique, les adeptes soulignent le flirt avec le danger et l’exploration du rapport de domination-soumission.
Cependant, les inconvénients, voire les dangers, peuvent être considérables. Une mauvaise expérience d’asphyxie peut être traumatisante et déclencher des souvenirs post-traumatiques, en particulier pour les survivant.e.s d’agressions ou d’abus. Elle peut causer des dommages permanents au cœur, au cerveau et au larynx. Dans les cas les plus graves, le choking peut entraîner la mort.
Choke Me, Daddy
Ces derniers temps, la pratique du choking érotique a attiré l’attention de nombreux médias, dont The Guardian et Insider, mais pas pour sa pratique au sein même de la communauté BDSM.
Selon une enquête de 2021 réalisée auprès d’étudiant.e.s américain.e.s de 18 à 24 ans, environ un quart des femmes cis déclaraient avoir été étranglées la dernière fois qu’elles ont eu une relation sexuelle (les statistiques étaient similaires pour les personnes transgenres et non binaires). Toujours d’après les résultats, 58 % des femmes cis auraient déjà été étranglées lors d’un rapport sexuel et 65 % d’entre elles révélaient l’avoir vécu lors de leur toute première expérience sexuelle ou leur premier baiser.
En outre, seulement 6 % des hommes cis ont eux-mêmes fait l’objet d’une strangulation lors de leur dernière expérience sexuelle.
« On ne voit tout simplement pas autant de personnes dans la quarantaine et plus affirmer avoir déjà été étranglées pendant un rapport sexuel, ou même avoir pratiqué certains types de sexe un peu plus brutal, qui sont plus courants parmi les jeunes aujourd’hui », précisait Debby Herbenick, professeur, directrice du Centre de promotion de la santé sexuelle de l’Université de l’Indiana à Insider.
Et le consentement là-dedans ? Une autre enquête de 2020, également menée auprès d’étudiant.e.s universitaires américain.e.s, révélait que la moitié des personnes ayant été étranglées n’avaient jamais été ou n’avaient été que rarement sollicitées pour leur consentement au préalable.
Incidemment, cette hausse de popularité de la pratique place de nombreuses femmes dans des situations risquées ou inconfortables.
« Étrangler d’abord, demander après »
Mais évidemment, de nombreuses femmes apprécient d’être étranglées au lit. Certaines ont même confié à la journaliste new-yorkaise Lexi Williams qu’elles avaient « découvert leur intérêt pour l’asphyxie érotique alors que quelqu’un l’avait fait sans leur consentement. »
« Je n’aurais jamais pensé à demander [que l’on m’étrangle pendant l’acte] », déclarait Maisie*, une jeune femme de 29 ans, citée sur le site web du magazine Bustle. « Cela m’a ouvert les yeux sur un aspect plus kinky du sexe auquel je ne pensais même pas être intéressée… J’ai aussi trouvé excitant que [mon partenaire] prenne le contrôle. »
Voilà une histoire qui finit bien. Mais dans une situation où le consentement peut être considéré comme le seul élément distinguant un acte sexuel d’une agression, l’approche que Lexi William appelle « étrangler d’abord, demander après », est-elle une formule gagnante?
Pourtant, force est de constater que de nombreux hommes sont prêts à prendre le pari.
Pourquoi les hommes veulent-ils nous étrangler au lit ?
En 2023, il est presqu’impossible de parler de strangulation érotique (ni même de pratiques sexuelles ascendantes en général) sans mentionner la pornographie.
Une étude fréquemment citée datant de 2010 révélait que 88 % des vidéos pornographiques les plus consultées (à l’époque, du moins) contenaient de la violence, avec une nette prédominance pour des mises en scène présentant les hommes en tant qu’agresseurs (dominants) et les femmes en tant que cibles (soumises).
En outre, la plupart des femmes en question réagissaient de manière positive ou neutre audit comportement violent ou agressif.
Le message qui semble transcender l’écran : les femmes désirent des relations sexuelles brutales, même si elles ne le demandent pas.
Au-delà de la pornographie, qui ne peut pas être tenue comme seule responsable de toutes les dérives en matière de sexualité, le choking érotique a bel et bien franchi les frontières de la culture populaire contemporaine.
Il suffit de penser aux mèmes Choke Me, Daddy et autres références casual à la pratique sur les réseaux sociaux.
En parallèle, impossible de passer sous silence la dernière scène du premier épisode de la série The Idol (HBO), qui a fait couler beaucoup d’encre.
On se rappelle que dans celle-ci, le propriétaire du nightclub louche, Tedros (The Weeknd), demande à la superstar de la pop, Jocelyn (Lily-Rose Depp), si elle a confiance en lui, ce à quoi elle répond par la négative. Il tire alors sa robe sur sa tête et attache la ceinture du vêtement autour de son cou. Alors qu’elle lutte pour respirer, il lui dit de ne pas avoir peur. Ensuite, Tedros révèle un couteau et demande à Jocelyn d’ouvrir la bouche pour qu’il puisse faire une découpe. Une fois sa tête entièrement recouverte, à l’exception de sa bouche, Tedros déclare : « Maintenant, tu peux chanter. »
Par ailleurs, plus tôt dans le même épisode, Tedros met sa main sur la gorge de Jocelyn à plusieurs reprises, alors que le duo danse lascivement sur la piste de danse. De retour chez elle, Jocelyn se masturbe en repensant à la soirée et s’étrangle elle-même.
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Évidemment, je me réjouis que la culture populaire contribue à décomplexer et démocratiser la sexualité, on s’entend là-dessus.
Mais là où cela devient potentiellement problématique, c’est lorsque des pratiques aussi délicates que l’asphyxie érotique sont représentées comme n’ayant pas besoin de consentement pour être réalisées de manière insouciante.
Et comme l’avance l’article d’Insider sur la tendance du chocking non consenti au sein de la génération Z cité plus tôt, la pornographie et les mèmes n’apprennent pas nécessairement aux gens comment étrangler un.e partenaire en toute sécurité, même s’ils.elles le font de manière consensuelle.
La puissance du male gaze
Dans les derniers mois, deux hommes hétéros de mon entourage (qui ne se connaissaient pas entre eux), m’ont confié s’être fait demander par leur partenaire de les étrangler.
« Ça m’a pris de court, ça ne m’était jamais arrivé », me confie Emile, qui a préféré décliner la demande de sa partenaire. « Plus tard dans la soirée, je lui ai demandé si c’était une pratique qu’elle appréciait et à laquelle elle s’adonnait souvent. Elle m’a répondu que oui, “parce que les gars aiment ça”. »
Je me permets une hypothèse ici : si on lit entre les lignes de cette affirmation spécifique, cette jeune femme semble intégrer l’asphyxie érotique à son éventail de pratiques sexuelles parce qu’elle est convaincue que les hommes avec qui elle couche s’y attendent.
Bien sûr, dans le cas nommé, la demande vient de la partenaire d’Emile, le consentement est donc donné, mais peut-on penser que celle-ci considère qu’elle « doit » vouloir être étranglée pour être perçue comme désirable ? Peut-être. A-t-elle internalisé l’idée que le plaisir des hommes est plus important que le sien ? Peut-être aussi.
Si on en revient à la présence importante du choking dans la pornographie et dans la culture pop, tel qu’évoqué plus tôt, on peut penser que l’idée fait également son chemin dans l’imaginaire des femmes.
Ayant grandi pendant le mouvement #MeToo et avec un accès sans précédent à l’information sur la santé sexuelle sur Internet, la génération Z est souvent dépeinte comme modifiant les attitudes envers la sexualité pour la rendre plus progressive, consensuelle et sécuritaire. Par conséquent, la relation qu’entretient la génération Z avec la sexualité est souvent dépeinte comme étant plus « prudente et consciente » que celle des générations précédentes.
Sauf que, manifestement, la pratique de l’asphyxie érotique n’a pas eu le mémo…