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Dépression, dysmorphobie, peeling et anxiété : passe-t-on trop de temps à se regarder ?

Le culte de l'image, à consommer avec modération.

Par
Oriane Olivier
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TikTok, FaceTime, Zoom, Instagram : nos visages et nos corps s’affichent partout, et en gros plan. On ne cesse de se scruter, se regarder, se mater, sous toutes les coutures et sous tous les angles. D’ailleurs, la plupart des réunions en visioconférences consistent moins à discuter d’un nouveau projet avec ses collègues, qu’à compter ses points noirs sur la miniature en bas de l’écran. Alors que jusqu’au début du XXème siècle, le miroir était encore un objet de luxe peu répandu dans les foyers, nous voyons aujourd’hui notre reflet à tous les coins de rues et tout le temps. Et on ne vous apprend rien si on vous dit que ça n’a pas que des bons côtés. Car le mouvement bodypositive a eu beau s’armer de hashtags et de portes-drapeaux enthousiastes, le monde de la mode a eu beau faire sa soi-disant révolution inclusive, et rendre ponctuellement visibles la peau d’orange, les rides d’expression ou les cheveux gris sur les podiums : la norme est malheureusement encore au lisse et au jeune. Alors on rabote sans ménagement tout ce qui dépasse du cadre, ce qui est granuleux, asymétrique, rugueux, affaissé, ou ondulé de petits bourrelets. Et ce culte de l’image est très lourd de conséquences pour l’ensemble de la société…

LA FOLIE DES GROS MUSCLES PARALYSE DE PLUS EN PLUS D’HOMMES

Pectoraux saillants, biceps ciselés, torses découpés en petits rectangles bien alignés : le fantasme de la statue grecque aux fesses rebondies touche désormais de plus en plus de jeunes hommes et d’adolescents. C’est ce qu’on appelle la bigorexie (ou dysmorphophobie musculaire), une obsession pour la taille des muscles qui ne paraissent jamais assez épais, et qui touche majoritairement les hommes entre 20 et 30 ans. Une fascination pour les physiques athlétiques, largement alimentée par les algorithmes des réseaux sociaux et les influenceurs fitness – parmi lesquels certains n’ont même pas 18 ans – qui usent et abusent de vidéos “avant/après” pour montrer de quelle manière leur corps soi-disant chétif d’ado en pleine croissance s’est transformé, et correspond désormais au standard sexiste qu’ils se font de la virilité. Mais les conséquences de cette vision déformée du corps, jamais assez fort ou puissant, ne se limitent pas à des jeans qui craquent sous la pression de cuisses devenues trop larges ou à la nécessité de racheter des débardeurs plus grands.
Surentraînement, régimes restrictifs, utilisations de substances dopantes dangereuses (comme les stéroïdes anabolisants), vie sociale altérée et dépression, sont quelques-unes des externalités négatives recensées par les chercheurs depuis que soulever de la masse est devenu un loisir à plein-temps…

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Une fois n’est pas coutume, le monde anglo-saxon est le premier à avoir tiré la sonnette d’alarme. Ainsi, une récente étude canadienne portant sur un panel de 2 256 ados, a mis en lumière un chiffre inquiétant : parmi les jeunes hommes interrogés, un sondé sur quatre était exposé à un risque clinique de dysmorphophobie musculaire. Une autre étude, britannique cette fois, réalisée en 2021, auprès de 2000 personnes (hommes et femmes confondus), a révélé que la majorité des hommes du panel (54 %) présentaient des signes de dysmorphophobie corporelle. Ils étaient également 34 % à déclarer avoir déjà fait de l’exercice en dépit d’une maladie ou d’une blessure, au détriment de leur santé.

Quant à l’utilisation de substances dangereuses, si l’on ne dispose pas de chiffres précis sur le nombre de jeunes consommateurs en France, le phénomène semble aujourd’hui suffisamment inquiétant pour que le Ministère des Sports ait lancé dès 2020 un grand plan national de prévention du dopage et des conduites dopantes, avec une attention particulière portée au public adolescent. Et le sujet a en effet de quoi préoccuper en haut lieu car certaines stars des réseaux, qui se faisaient porte-paroles de ce genre de régimes à base de stimulants aux effets secondaires très graves, commencent à succomber. Comme l’Allemand Jo Lindner, influenceur muscu aux 8 millions d’abonnés, décédé cet été d’un AVC à seulement trente ans…

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LES JEUNES SONT ENCORE PLUS VULNÉRABLES À CES NOUVEAUX STANDARDS DE BEAUTÉ

Peaux purifiées, exfoliées, désincrustrées et satinées. Peaux hermétiques aux marques du temps, aux ridules et au lent passage des années. Peaux sans défaut, polies comme des galets : voilà l’idéal des jeunes adultes et des ados. Ils ont parfois moins de 20 ans et fréquentent assidûment les cabinets de médecine esthétique, traquant la moindre marque, la moindre tache, le moindre pore trop ouvert, ou obstrué. Adeptes du laser ou des peeling chimiques, des soins hydratants à plusieurs centaines d’euros, amoureux de l’acide hyaluronique et des injections de vitamines qu’ils prennent autant en microneedling qu’en smoothies protéinés : dans certaines cliniques françaises, les 18-34 ans représentent désormais 50 % des patients. On a même inventé un terme pour ces interventions : la « préjuvénation », ou le « préjeunissement », qui visent à prévenir les signes du vieillissement avec des techniques de médecine esthétique dites “douces” plutôt que de les corriger plus tard en passant sur le billard.

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Et cet engouement n’est guère surprenant. Ainsi, d’après une étude de 2023 commandée par le média spécialiste du digital BDM, à propos de la génération Z (sur un panel de 2 312 Français âgés de 16 à 25 ans), 9 jeunes sur 10 utilisent aujourd’hui la plateforme Instagram. Ils ont donc tout le loisir de se jauger, de comparer leurs selfies et leurs éventuelles poussées d’acnée, en scrollant à longueur de journée. La même étude précise d’ailleurs qu’ils sont 45 % des jeunes âgés de 16 à 25 ans à passer quotidiennement 3 à 5h sur les réseaux sociaux (un chiffre en hausse de 5 % par rapport à l’an dernier). Et à force de voir ces autoportraits parfaits envahir leurs portables, ceux de leurs amis, savamment mis en scène, ou de célébrités idéalisées, eux aussi veulent du glow. C’est-à-dire un teint radieux et plein de vitalité, quitte à se ruiner le porte-monnaie et la santé en utilisant des tas de crèmes trop chères, irritantes ou allergisantes, pour y arriver.

Le problème, c’est que cette course à la perfection, cette surexposition à du contenu en lien avec l’apparence et à des idéaux physiques que les ados semblent avoir particulièrement bien internalisés, sont associées en parallèle avec une perception négative et faussée de leur propre corps. Une dévalorisation de soi que l’on rencontre de plus en plus chez les publics les plus jeunes, qui représentent une audience particulièrement vulnérable car plus encline à évaluer sa vie à l’aune de comparaisons malsaines, dont le caractère dépréciatif prend une toute autre ampleur sur les réseaux. Et de nouvelles études montrent d’ailleurs toutes invariablement la même chose : plus les ados passent de temps sur les plateformes, plus leur confiance en eux, ou leur bien-être général, ont tendance à se dégrader.

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Du reste, ce lien direct entre l’usage intensif des réseaux sociaux et le développement des complexes physiques est parfaitement connu des géants du web, qui semblent préférer appliquer la politique de l’autruche sur le sujet. Ainsi en septembre 2021, le Wall Street Journal a révélé qu’une étude interne avait informé la direction de Meta de la nocivité d’Instagram pour l’image corporelle et le bien-être des adolescentes. Pourtant, aucune mesure n’a été mise en place par l’entreprise depuis, afin d’endiguer le phénomène et tenter de les protéger…

CAMÉRAS NOUVELLE GÉNÉRATION, ZOOM ENVY, ET FILTRES : LE TRIPLE COMBO GAGNANT DE L’AUTO-DÉNIGREMENT

Nous l’avons dit, la réification des corps et la multiplication des selfies sur les réseaux sociaux jouent leur part dans ces nouvelles exigences délétères de perfection physique, et l’avènement de cette tyrannie de l’apparence, auquel on assiste impuissamment depuis quelques années. Mais ces applis ne sont pas les seules coupables.
Ainsi, même chez les femmes plus âgées (pourtant moins présentes sur Instagram), cette quête insensée de beauté s’amplifie, et prend racine dans nos nouvelles habitudes de société. En témoigne l’explosion des demandes d’actes esthétiques après la pandémie de COVID 19. Un emballement qui ne s’explique pas seulement par le port du masque obligatoire – bien commode pour cacher discrètement le recours à quelques injections – ou par une trésorerie renouvelée grâce au confinement ; mais grâce à l’essor des réunions virtuelles dans le cadre du télétravail… C’est ce qu’on appelle le “zoom face envy”, un désir de gommer toutes ses imperfections pour faire bonne impression lors de conversations en ligne, qui touchait auparavant majoritairement les ados, et est devenu transgénérationnel à la faveur de la multiplication des visios.

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Il faut aussi dire que les caméras intégrées à nos ordinateurs sont bien plus performantes qu’avant. Tandis que la première webcam, véritable dinosaure de la vidéo, affichait péniblement une résolution d’enregistrement maximale de 320 pixels horizontaux sur 240 lignes verticales, avec seulement 16 niveaux de gris, les nouveaux smartphones et laptops sont aujourd’hui presque tous équipés de matériel HD, offrant une résolution d’enregistrement de 1 920 lignes horizontales sur 1 080 lignes verticales. Des capteurs haut de gamme, capables de mettre en relief le moindre début de couperose, après un weekend trop arrosé.

Enfin, ajoutons à cela que les nouveaux outils numériques nous permettent d’exercer un contrôle presque total sur la manière dont nous-nous présentons au monde sur le web, et on obtient le cocktail explosif de cette dysmorphophobie sociétale à grande échelle. Car les éditeurs photos actuels nous donnent l’occasion de voir toutes les possibilités auxquelles nous pourrions ressembler. Et sans grande surprise, plus nous façonnons notre image à notre convenance, plus nous altérons notre apparence en ligne, plus cela crée une dissonance lorsque nous faisons ensuite face à notre véritable reflet. A tel point que certaines personnes n’osent plus sortir de chez elles, parce qu’elles ne se sentent plus assez belles sans le prisme rassurant des écrans.

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Alors que faire ? Investir dans du matériel vidéo et informatique de piètre qualité, pour ne plus traquer sans relâche le moindre défaut sur son visage grossièrement pixelisé ? Cacher tous les miroirs ? Eteindre sa caméra lors des visios ? Arrêter les seflies ? Se la jouer Anonymous sur les réseaux sociaux ? Malheureusement, notre époque est saturée d’images, et à moins d’être capable de se passer de ces nouvelles technologies qui nous projettent sans cesse des modèles déformés de la réalité, il est difficile d’en faire totalement abstraction. Toutefois, on peut déjà choisir de limiter notre exposition permanente à ces standards absurdes de beauté, comme par exemple, en restreignant dans nos paramètres la durée d’utilisation de nos applications. On peut également tenter de porter un regard bienveillant sur soi, comme celui qu’on adresserait à un ami ou un être cher, plutôt que de se lancer dans un exercice autocritique délétère à chaque nouvelle ridule repérée. Notre corps n’est pas un ennemi qu’il nous appartient de soumettre à notre volonté.
Car ne nous méprenons pas, si faire de la gym régulièrement et avoir une hygiène de vie correcte sont bien des atouts pour notre santé, se mettre une pression monstre pour avoir des abdos parfaitement dessinés ou une peau de bébé ne nous feront pas vivre plus longtemps. D’autant plus que le stress est un des principaux facteurs de vieillissement…
On le sait tous au fond, mais ça ne fait jamais de mal de le rappeler : ces obsessions profitent surtout aux industries du sport et du secteur cosmétique, qui trouveront toujours un nouveau principe actif ou une discipline révolutionnaire à base de soulevé de jante alu, pour nous faire dépenser notre argent.