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« Depressed but hot » : la mémification du mal-être fait-elle vraiment du bien à notre santé mentale ?
Sur les réseaux sociaux, la gen Z n’hésite pas à partager des mèmes cyniques sur les troubles mentaux et à afficher sa dépression ou son traitement antidépresseur sur un sweat. Au risque de romantiser la souffrance ?
« Lorazepam queen ». C’est le surnom donné à Victoria Ratliff, interprétée par Parker Posey, dans la saison 3 de The White Lotus, qui engloutit comme des bonbons les pilules de Lorazepam – médicament appartenant à la famille des benzodiazépines. Sur les réseaux sociaux, son addiction aux anxiolytiques a donné naissance à de nombreux mèmes et produits dérivés. Mugs, t-shirts et autres bracelets sur lesquels on peut lire « Live, Laugh, Lorazepam » (Vivre, rire, lorazépam).
Instagram et TikTok regorgent de mèmes sur la dépression et l’anxiété. Prescription, séance psy, pensées suicidaires… Ce qui relevait autrefois de l’intimité se dévoile avec franchise, humour grinçant et parfois une légèreté qui questionne. La gen Z, biberonnée aux écrans, s’exprime sans filtre et clame son amour du Prozac en l’imprimant sur ses t-shirts. La santé mentale n’est plus un tabou (enfin !) mais l’équilibre entre la déstigmatisation et la glamourisation reste tangible.
La thérapie par le mème
Il existe des centaines de comptes de mèmes, comptant des abonnés à six chiffres. À coups de photos de célébrités, de captures d’écran, de messages et d’images de The Office, @mytherapistsays, l’un des plus populaires, aborde les sujets de santé mentale comme l’anxiété et la dépression et réunit 8,1 millions d’abonnés. D’autres comptes sont plus subversifs, comme @binchcity : « Être malade mentale est un travail à temps plein et je suis l’employée du mois ». En 2025, il est clair que les « mèmes dépressifs » incarnent l’humour de la génération Z qui a grandi avec une culture internet. « C’est l’essence du mème que de faire passer un message d’une manière humoristique, voire irrévérencieuse », estime Jean- Victor Blanc, psychiatre et auteur de Pop & Psy, « à condition que ça ne soit pas injurieux, dépréciatif ou discriminant », précise-t-il.
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Depuis la pandémie du Covid, le nombre de personnes diagnostiquées comme atteintes de troubles de la santé mentale a augmenté, notamment chez les jeunes âgés de 18 à 24 ans. Le voile se lève sur leurs souffrances et la parole se libère sur les réseaux sociaux. L’humour peut être thérapeutique, atteste Jean-Victor Blanc. « Quand on arrive à en rire, c’est aussi le signe qu’on s’émancipe de la souffrance que ça peut générer », remarque-t-il. Même les pros s’emparent de cette tendance. Alex Pack, psychothérapeute, a lancé le compte @futuremindreader aux 568 000 abonnés. « J’ai commencé par poster des citations inspirantes et des contenus sérieux, mais cela ne me semblait pas authentique. J’ai donc créé des contenus plus originaux, plus drôles et satiriques et les gens ont semblé réagir, alors j’ai continué dans cette voie » explique-t-il. Pour l’expert, le mème reste un outil puissant de validation et de lien. Nous ne rions pas seul, mais ensemble, la définition originale du mème reposant sur sa capacité à se propager d’une personne à une autre. « Des centaines de personnes m’ont envoyé des messages au fil des ans pour me dire à quel point ces mèmes sur l’anxiété ou la dépression les avaient fait rire dans les moments difficiles et les avaient aidés à ne pas se sentir seuls », relate Alex Pack.
Une vision romantique de la dépression
Si les mèmes peuvent servir de catalyseur positif pour déstigmatiser la maladie mentale, la crainte qu’ils « romantisent » et idéalisent la dépression et l’anxiété persiste. Sur TikTok, les mises-en scène sur un fond de musique triste nous feraient presque croire que la dépression est trendy. Bienvenue dans l’ère de la romantisation du mal-être. « Comment être triste, déprimé et anxieux en ligne est devenu à la mode », titrait le média Mashable dès 2019, avertissant sur l’essor de la sad culture. Car cette vision romantique des troubles psychiques ne date pas d’hier : la tendance a fait son apparition en 2009 sur Tumblr, avant de se propager sur différents réseaux sociaux. De Lana Del Rey, reine incontestée des sad girls incomprises, au personnage de la pleurnicheuse emblématique d’Euphoria, Cassie Howard, devenu un véritable mème, la pop culture n’est pas en reste lorsqu’il s’agit d’esthétiser la souffrance.
Dans un article publié par i-D, la psychothérapeute Aditi Verma parle de « souffrance enjolivée », soit « une version memifiée de la maladie mentale qui réduit l’anxiété et la dépression à un sentiment temporaire ». Et tend ainsi à normaliser une vision irréaliste des troubles psychiques. « Il y a tellement d’informations erronées sur les réseaux sociaux à propos de la santé mentale. Il n’y a pratiquement pas de contrôle et d’équilibre lorsqu’il s’agit de contenu social, et je m’inquiète particulièrement de l’impact que cela a sur les personnes qui luttent en ligne et dans le monde réel », déplore Alex Pack. Jean-Victor Blanc met, lui aussi, en garde contre « la désinformation et la méconnaissance » autour de ces sujets qui « conduisent à une récupération ». Sans surprise, des entreprises comme McDonald’s, Nintendo et Burger King ont tenté d’exploiter la culture du mème liée à la dépression, en l’utilisant comme outil marketing pour capter les jeunes consommateurs.
La santé mentale, une mode comme une autre ?
Les marques capitalisent sur cette glamourisation. Eileen Kelly, créatrice de contenu américaine à l’origine du podcast Going Mental, commercialise des sweatshirts siglés de noms d’antidépresseurs : « Lexapro », « Prozac » ou « Zoloft ». TiredGirl Apparel, une marque écossaise de vêtements colorés propose des sweats brodés de l’inscription : « Maybe she’s born with it, maybe it’s Sertraline », version antidépresseurs du slogan de Maybelline. Sare Goldman, fondatrice de la marque britannique Sad Girls Studio, pense que ces produits dérivés « contribuent à ouvrir une conversation sur la santé mentale, ce qui permet aux gens de se sentir moins seuls ». Sur son site, on trouve des t-shirts rose poudré ornés de slogans tels que « Hot girls have anxiety » (les filles sexy ont de l’anxiété) ou « Stressy and depressy » (stressé et dépressif). « Il n’y a pas lieu d’avoir honte de la santé mentale, alors pourquoi ne pourrions-nous pas en plaisanter ? », questionne-t-elle.
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Pourtant, si l’humour aide certaines personnes à affronter leurs problèmes, d’autres y voient une banalisation de leur combat. En réponse à une photo postée par la réalisatrice Kelsey Darragh sur Instagram où elle porte un t-shirt « Anxiety Queen » (reine de l’anxiété), un utilisateur commente : « C’est drôle que mon anxiété soit littéralement handicapante et me donne envie de mourir, mais au moins, tu en as fait un joli t-shirt ». Un mental health washing qui ne devrait faire qu’augmenter à l’heure où 60% des utilisateurs de la gen Z attendent des marques qu’elles s’emparent du sujet, d’après une étude publiée en 2024. Le psychiatre Jean-Victor Blanc s’interroge, par ailleurs, sur l’assujettissement à la maladie à travers ce marketing : « Il y a un risque de réduire son identité à un trouble, surtout quand on ne va pas bien ». Dans un article pour Slate, la journaliste Shannon Palus s’agace de cette récupération commerciale : « En tant que personne avec des problèmes de santé mentale, en tant que consommatrice de Lexapro, eh bien, je déteste cette tendance ».
Derrière la viralité, la réalité de la souffrance
Difficile de lutter contre le capitalisme, « qui a par vocation cette propension à récupérer tous les champs de la société au service du profit », rappelle Jean-Victor Blanc. « L’industrie de la mode ou de la tech s’empare des pathologies psychiques à des fins commerciales, comme elle l’a fait auparavant avec la cause féministe », poursuit-il. Pour Sare, chacun a le droit de surmonter ses difficultés de toutes les manières possibles, y compris en l’affichant sur un t-shirt. « J’estime que j’ai le droit de tirer profit d’un problème qui me touche personnellement, se défend-elle. Il ne s’agit pas de glamouriser la santé mentale : soit on a une mauvaise santé mentale, soit on n’en a pas ». Récupération ou pas, la posture des marques visant à décomplexer les conversations au sujet de la santé mentale séduit.
Face à ce business grandissant de mémification, les experts soulignent l’importance de faire cohabiter l’esthétique numérique avec des contenus pédagogiques et éducatifs. Par exemple, en s’abonnant à des comptes « tenus par des personnes concernées ou des professionnels de santé, conseille Jean-Victor Blanc, afin de ne pas laisser le sujet de la santé mentale devenir un gadget ». Sur Instagram, les créatrices de @mytherapistsays ont d’ailleurs lancé le compte @mytherapisthelps où elles adoptent un ton beaucoup moins ironique et renvoient leurs abonnés vers des comptes de thérapeutes. « La dépression est une maladie qui peut générer beaucoup de souffrance physique, critique et économique », insiste Jean-Victor Blanc. « “Déprimés, mais sexy”. Mais soyons honnêtes. Être triste et anxieux en permanence ? C’est nul, c’est horrible », témoigne Shannon Palus. « Et lorsqu’il s’agit de médicaments, il y a des effets secondaires qui, d’après mon expérience en tant que patiente, ont tendance à être négligés », renchérit-elle. Ne l’oublions pas derrière les mèmes TikTok.