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« Depp V. Heard » : le très malheureux spectacle de la violence conjugale sur Netflix

L’utilisation de la justice comme arme de marketing.

Par
Benoît Lelièvre
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Le 11 avril 2022, le procès pour diffamation intenté par l’acteur américain Johnny Depp contre son ex-femme, Amber Heard, s’ouvrait dans le comté de Fairfax, en Virginie. L’enjeu ? 50 millions de dollars (ou pas).

C’était une bataille gagnée d’avance pour Depp, peu importe l’issue du procès. Pour lui, l’important était de traîner Amber Heard devant les tribunaux et la planète toute entière. Il ne cherchait pas à convaincre les jurés, mais bien les gens hors de la salle d’audience parce que c’est leur opinion à eux, qui compte. Notre opinion à nous.

Si je sais ça, c’est parce que j’ai regardé la nouvelle série documentaire de Netflix Depp V. Heard, qui s’intéresse moins aux détails du procès et au processus légal en bonne et due forme, qu’à sa couverture virulente sur les réseaux sociaux et aux créateurs et créatrices de contenu qui s’en sont mis plein les poches à surfer sur une histoire dont ils participaient, eux-mêmes, à l’écriture en temps réel.

Oui, c’est un peu déconcertant tout ça.

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Le processus judiciaire comme concours de popularité

L’avocat spécialisé en divorces et intervenant médiatique dans l’affaire, Christopher Melcher, résume la nature problématique de Depp V. Heard (le documentaire et le procès), de la manière la plus succincte possible : « Le processus légal n’est pas à propos de la vérité ou même de la justice. Il est à propos de qui les jurés vont croire, en fonction des preuves présentées au procès, et c’est très difficile d’établir la crédibilité des parties comme Depp et Heard sont tous les deux acteurs. C’est carrément leur job de faire ressentir des émotions au public. »

C’est important de comprendre à quel point la médiatisation du procès a été cruciale pour l’équipe légale de Johnny Depp. Il ne voulait pas vraiment de réparations judiciaires — il a d’ailleurs accepté une entente à l’amiable pour 10 % du montant que Heard a été condamnée à payer —, ce qu’il voulait, c’était laver son linge sale en public, faire sortir les détails scabreux de leur relation et infliger une pression médiatique sur son ex, afin de blanchir sa réputation. Et ça a fonctionné, mieux que quiconque aurait pu le prévoir !

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D’habitude, les caméras de télévision n’ont pas un accès aussi privilégié à la salle d’audience, mais cet accès constituait la prérogative du juge en fonction.

Il n’y avait qu’une seule personne à convaincre, et la juge Azcarate a donné son aval à la médiatisation du procès.

Ça a eu comme conséquence d’alimenter le cycle de nouvelles, avec cette histoire d’amour violente et scabreuse, recoupée et reproduite par des milliers de créateurs de contenu, analysant l’histoire à partir de leurs propres biais et valeurs. Le philosophe Jean Baudrillard, avait vu ce genre de situation venir, quarante ans à l’avance, dans son ouvrage Simulacres et Simulation : la lecture et l’interprétation des faits, à partir des clips de créateurs de contenu, sont devenues plus importantes que les faits eux-mêmes.

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Par interprétation, je parle ici de la communauté en ligne, qui traite Amber Heard de menteuse et de psychopathe, et qui l’accuse de jouer la comédie pendant son témoignage. Depp V. Heard met en lumière le manque de nuance avec lequel l’affaire a été traitée sur le plan médiatique. C’était noir et blanc. Le bien contre le mal. Le pauvre Johnny éploré contre la Amber manipulatrice et violente. C’était l’histoire qu’on a bien voulu se raconter. La vérité était plus compliquée que ça.

Le visage du cauchemar technologique

Un autre aspect hyper troublant de Depp V. Heard, c’est la quasi-absence de narration. Propulsé par un montage cauchemardesque de clips du procès et d’une kyrielle de contenus générés sur les réseaux sociaux, le documentaire met un visage sur l’apocalypse technologique à laquelle est soumis le concept même de vérité : le nôtre.

Depp V. Heard s’attarde particulièrement sur le très influent créateur de contenu Andy Signore de Popcorned Planet, dont la voix s’est fait entendre haut et fort pendant le procès. Les clips dans lesquels il accuse Amber Heard de mentir pendant son témoignage sont devenus viraux et ont fait le succès de sa chaîne YouTube. Le documentaire met l’accent sur la virulence et le manque de nuance de ses propos pour marquer la violence du discours en ligne, mais ne mentionne jamais que Signore a été, lui-même, congédié par sa propre compagnie, Screen Junkies, pour inconduites sexuelles.

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Signore avait clairement quelque chose à gagner en traitant Amber Heard de menteuse, mais sa voix s’est mêlée à un canon d’hostilité envers l’actrice, où les faits, opinions et agendas idéologiques se sont entremêlés, sans que personne ne s’en rende compte ou sans que personne ne veuille l’admettre. En France, dans une moindre mesure, on peut penser aux nombreux streams et vidéos YouTube de Locklear qui avait suivi le procès jour après jour à l’époque.

Parce que si Depp V. Heard met en exergue une observation alarmante, c’est qu’on aime ça (les êtres humains au sens large) haïr quelqu’un et qu’on fait confiance à notre jugement si ce dernier sert à confirmer nos biais déjà existants.

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Depp V. Heard, comme plusieurs documentaires de son acabit, viendra alimenter le discours culturel et disparaîtra éventuellement sans vraiment ne rien changer, mais je vous invite quand même à le regarder.

Je vous invite à le laisser vous rendre inconfortable et à vous confronter à votre diète de contenu en ligne. Parce que cette brutalité technologique, elle est perpétrée par notre consommation de contenus et qu’elle affecte directement notre consommation de contenus. Le changement commence et finit avec notre hygiène de consommation que ça nous plaise ou non.