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J’ai toujours aimé le mois de mai. C’est celui du premier vent chaud s’engouffrant dans nos cous sans frisson et des fenêtres ouvertes sur la rue. Après des mois d’hiver, on l’entend vivre, la ville. Avec ses musiques lointaines provenant d’autres fenêtres, ses bribes de conversation sur le pas d’une porte, mais surtout, avec les cris des enfants qui jouent dans les cours d’école. Leurs rires quand ils s’attrapent en jouant à chat, les petits pas vifs des sandales sur le bitume et les bruits des balles jetées contre les murs. Mais cette année, tristement, le printemps a débuté sans eux : confinés comme nous tous à l’intérieur, les cours sont restées vides, les balles rangées dans les placards, et les salles de classe ont été remplacées par la table de la cuisine.
En discutant avec Karine, professeure des écoles en Mayenne, je découvre d’abord que la fameuse « rentrée » est une rentrée tronquée.
Début mai, quand les écoles ont rouvert, c’était semble-t-il loin du tumulte de l’enfance joueuse. Sur les réseaux, je voyais passer des photographies de salles de classe où des murs en plexiglas s’élevaient entre chaque bureaux, et des cours de récréations où les enfants n’avaient pas le droit de se toucher. Refusant de céder à la mélancolie contenue dans ces images, j’ai cherché à savoir comment se passait réellement cette rentrée de déconfinement, où la distanciation sociale pose pour tous des règles nouvelles.
En discutant avec Karine, professeure des écoles en Mayenne, je découvre d’abord que la fameuse « rentrée » est une rentrée tronquée. Pour respecter les règles d’hygiène, les élèves sont accueillis en effectifs réduits, une dizaine d’enfants par classe : l’école ne rouvre pas pour tout le monde. Sur la gestion des effectifs, elle me raconte qu’ils ont découvert en temps réel les consignes, pas toujours claires, du gouvernement. « D’abord il était question d’accueillir uniquement les CP et les CM2, puis, lors de l’allocution d’Édouard Philipe le critère était le nombre d’élèves, moins de quinze enfants par classe. Sur notre école, nous avons fait un sondage: la très grande majorité des parents souhaitait remettre leurs enfants à l’école. On a donc voulu rouvrir pour toutes les classes d’âges, en faisant des petits groupes. » Cette ouverture large est possible parce l’école est une grosse structure, car elle impose de nombreux aménagements. « On a différé les horaires d’entrée, de la cantine. Les locaux sont grands, ce qui nous permet d’avoir deux entrées différentes entre maternelle et primaire. »
Mais toutes les écoles n’ont pas cette chance. De nombreux établissement n’ont pas rouverts, ou que partiellement. Les enfants d’Ana sont scolarisés à Paris en CP et en CM2 dans deux écoles différents. Seule Lou, la plus grande, a pu faire sa rentrée, et seulement deux jours par semaine. Si l’école de son fils a rouvert, la directrice a limité les effectifs à cinq élèves par classe. « Mon fils n’étant pas prioritaire — enfant de soignant, ou élève en difficulté sociale — il ne fera pas sa rentrée. Mais il est plutôt content, il est très casanier alors ça lui va très bien de passer du temps à la maison, il ne nous jamais autant vus ! Bien sûr, ses copains lui manquent. »
Les deux filles d’Héloïse, pédiatre, sont prioritaires et prises en charge depuis la rentrée. Mais les deux sœurs ont découvert une école quasi vide, la directrice ayant décidé de n’accueillir que cinq enfants. « On comprend mal ce choix, me dit Héloïse, c’est ouverture qui n’en est pas une. » Par ailleurs ce statut prioritaire a pu lui être reproché par le corps enseignant, son compagnon n’étant pas soignant. « C’est une culpabilisation difficile à supporter pour moi, investie depuis des mois en renfort à l’hôpital… ».
« Quand je donne un jeu à un élève, je le laisse reposer trois jours dans une pièce… »
Cette rentrée est donc placée sous le signe de grandes disparités dans les conditions d’accueil. Elles sont le résultat des différences de moyens d’une école à l’autre : toutes ne peuvent pas respecter le protocole sanitaire imposé par le ministère. Les consignes sont drastiques, nettoyage des sols deux fois par jours, de toutes les poignées de portes, entrées différées, port du masque obligatoire et distanciation sociale, autant d’impératifs qui nécessitent des moyens humains et matériels. « Les dames de service font un travail extraordinaire, elles travaillent d’arrache-pied toute la journée, me raconte Karine. En tant qu’enseignant, on est très mobilisé aussi, ça nous occupe l’esprit tout le temps. Quand je donne un jeu à un élève, je le laisse reposer trois jours dans une pièce… » Mais Virginie qui enseigne en maternelle dans une petite école communale n’a pas pu rouvrir sa classe. « La mairie a très peu de moyens humains, me dit-elle, et il était impossible pour elle de mettre en place le protocole sanitaire strict qui nous a été imposé. Un arrêté municipal a été pris pour la fermeture des locaux jusqu’au mois de septembre. »
« C’est absurde autant d’un point de vue médical que pédagogique. »
Pour Héloïse l’application de ce protocole sanitaire est démesurée. Co-signataire d’une tribune des responsables de sociétés de spécialités pédiatriques dans Le Quotidien du médecin, elle m’explique que « la précaution n’est pas adaptée au risque encouru, les mesures sont excessives et préjudiciables. C’est absurde autant d’un point de vue médical que pédagogique. À un âge où l’apprentissage passe en premier lieu par le jeu et les interactions sociales, on interdit aux enfants de jouer entre eux — mes filles n’ont pas le droit de se toucher alors qu’elles sont sœurs ! » Les directives ministérielles entraînent des situation ubuesques où les professeurs n’ont par exemple plus le droit de consoler un enfant pour respecter les gestes barrières, et Héloïse, comme toute sa profession, craint les répercussions psychologiques de ces choix.
Par ailleurs, cette réouverture a minima des établissements scolaires ne permet plus à l’école de jouer son rôle égalitaire. Les enseignants s’inquiètent pour les élèves qui étaient en décrochage avant le confinement. « Les bons élèves le restent, et se sont adaptés très facilement à l’école à distance, me dit Véronique. Mais difficile d’accompagner de loin ceux qui étaient déjà en difficulté. » Car pour les élèves qui n’ont pas pu faire leur rentrée, l’école à la maison continue et tous n’ont pas accès aux technologies permettant le suivi pédagogique. Ainsi, Ana a prêté deux tablettes à des camarades de sa fille qui n’avaient pas d’outils informatiques à la maison, « l’école n’a pas pu organiser ce prêt elle-même, n’ayant pas de matériel à donner et pas d’aide de l’Éducation Nationale. On l’a fait de bon cœur, mais les enfants n’ont eu les outils qu’après cinq semaines de confinement, lorsque la maîtresse a relayé le problème à l’association des parents d’élèves. »
« C’est à la rentrée de septembre, me dit-elle, que l’on ressentira les effets de cette période sur les élèves, et les conséquences sur l’homogénéité des classes forcément mise à mal. »
Même son de cloche pour Karine. « J’ai réussi à conserver le lien avec toutes les familles avec lesquelles je communiquais par mail. Pour certains collègues c’est plus difficile : il leur faut déposer les outils pédagogiques dans les boîtes aux lettres, ou bien à la boulangerie. C’est à la rentrée de septembre, me dit-elle, que l’on ressentira les effets de cette période sur les élèves, et les conséquences sur l’homogénéité des classes forcément mise à mal. »
Outre son rôle dans l’instruction, l’école est aussi un lieu refuge pour des enfants dont les familles sont en difficulté sociale. Sa mise à l’arrêt depuis le début du confinement et sa réouverture partielle le 11 mai laisse craindre pour les plus démunis. Héloïse s’en inquiète, « j’habite dans le vingtième arrondissement de Paris qui reste un quartier populaire. Je sais qu’il y a des enfants qui n’ont pas mangé à leur faim tous les jours, des enfants qui passent la moitié de la journée devant la télé à trois ans : il faut rouvrir les écoles et les cantines, et le faire vraiment !»
Mais quand je pense à l’école à l’ère COVID-19, me reviennent en tête les images de ces enfants proscrits au centre de carrés tracés à la craie pour marquer la distanciation sociale. Comment les enfants vivent-ils ça ? Les conséquences psychologiques ne seront quantifiables que dans l’après-coup, mais au présent, à entendre les enseignants comme les parents, les enfants s’adaptent. « Lorsque j’ai remis mes filles à l’école la semaine dernière, reprend Héloïse, j’avais convenu qu’au moindre signe de mal-être je les en retirais. Mais elles sont ravies. Les instituteurs trouvent des biais pour qu’ils comprennent les règles. Ma petite nièce a été mise dans un des « nuages[1] » qu’on voit passer sur les réseaux, son enseignante a transformé ça en un jeu, “c’est le jeu du nuage, il ne faut pas en sortir”. Les enfants ne voient pas l’angoisse qu’il y a derrière, grâce à l’intelligence des enseignants. »
Karine me parle quand même des craintes des élèves lors de la reprise. « Des enfants me regardaient bizarrement, ils avaient mal au ventre car ils étaient anxieux. Mais depuis la semaine dernière la crainte a disparu : ils le vivent mieux, ils s’adaptent. » Et en effet quand j’ai Lou au téléphone, dix ans, elle a l’air plutôt tranquille. « C’est différent, me dit-elle, on commence l’école plus tard. Dans la classe on est que dix, avec une table qui fait barrière avec les autres. Je vois des copines différentes chaque jour parce qu’on vient pas toutes les mêmes jours. Dans la cour on peut pas vraiment jouer, on est niveau par niveau. Je suis contente même si ça fait vraiment bizarre. »
Comment vous jouez alors, je lui demande ? « Oh, on discute surtout. Avec mes copines, on a commencé à écrire un roman pendant le confinement, on faisait même des réunions zoom. On écrivait chapitre par chapitre, voilà on parle de ça et d’autres trucs. »
La rentrée scolaire m’est apparue comme bousculée pour tout le monde. Écoles à deux vitesses, établissements ouverts partiellement, protocoles sanitaire strict transformant les rapports sociaux, rien n’est plus comme avant. Malgré tout, l’investissement du corps enseignant est remarquable et la capacité d’adaptation des enfants nous enjoints à rester optimistes. Au mois de mai, les fenêtres ouvertes laissent entendre le chant des oiseaux revenus dans des villes à l’activité ralentie, et peut-être qu’il y a derrière, si l’on écoute bien, les murmures de petites filles écrivant un roman…
[1] Ces grands carrés tracés à la craie dans les cours d’école, au centre desquels les enfants doivent se tenir pour éviter de se toucher.