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Décès d’Élisabeth II : comprendre les critiques autour de son règne

Retour sur une souveraineté silencieusement sanguinaire.

Par
Malia Kounkou
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« J’ai entendu dire que la monarque en chef d’un empire génocidaire, voleur et violeur est enfin en train de mourir. Que sa douleur soit atroce. » Ces mots apparaîtront le jour même du décès de la reine Élisabeth II sur le compte Twitter de la Dre Uju Anya, professeure en linguistique appliquée à l’université Carnegie Mellon, en Pennsylvanie. S’ensuit un effet boule de neige : le tweet prend rapidement de l’ampleur, Jeff Bezos le condamne publiquement sur son propre compte, Twitter le supprime pour cause de violation des règles de la plateforme et la Dre Anya se retrouve ensevelie sous injures raciales et menaces de mort.

« Il n’y aura aucune excuse de ma part », maintient-elle toutefois dans une entrevue pour le média The Cut. « En tant que destinataire directe de sa gouvernance et en tant qu’enfant de sujets coloniaux, je me réserve le droit de dire ce que la vie et la monarchie de cette femme […] signifient pour moi. »

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Et ce droit, de nombreuses personnes racisées l’ont exercé sur les réseaux sociaux comme dans les médias jeudi dernier, transformant le décès de la reine en concours de blagues funestes, exaltations de soulagement ou promesses d’aller danser sur sa tombe.

La mort est souvent synonyme d’écriture d’invention. Le ou la défunt.e voit ses défauts effacés et ses qualités amplifiées.

Alors que l’heure est au deuil national au Royaume-Uni et aux condoléances dans le reste du monde, ces réactions à contre-courant ont suscité l’outrage, beaucoup y décelant un cruel manque de respect et d’empathie à l’égard de la famille royale. « Vous êtes tous vraiment pathétiques », assène ainsi une internaute. « Comment vous sentiriez-vous tous si les gens disaient des choses horribles sur votre mère, votre grand-mère, à leur décès ? » Question intéressante, mais élucidation difficile. Car pour y répondre, il aurait fallu que nos mères et grands-mères aient également du sang colonial sur les mains.

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Une révision de l’Histoire

La mort est souvent synonyme d’écriture d’invention. Le ou la défunt.e voit ses défauts effacés, ses qualités amplifiées et un souvenir aseptisé de sa personne lui survivre. BBC Africa s’est essayé à cet exercice d’édulcoration jeudi dernier en qualifiant de « relation de longue date » le rapport de domination violent liant le continent africain à l’Empire britannique. La dissonance constatée a été si grande qu’ils ont dû temporairement désactiver les commentaires de leur publication.

Car, pour comprendre les rires grinçants et critiques cinglantes entourant le décès de la reine Élisabeth II, il est nécessaire de se pencher sans filtres ni atténuations sur ce qu’a incarné la monarque pour ces personnes ainsi que pour leurs ancêtres : à savoir un symbole de colonialisme dont les traumatismes perdurent encore aujourd’hui.

Lorsque la Dre Anya tweete ses vœux de douleur à la reine, c’est avec une douleur plus grande encore à l’esprit : celle du « génocide du Biafra » au Nigéria, qu’elle dit directement financé par l’Empire britannique et dans lequel trois millions de membres du peuple Igbo ont trouvé la mort, y compris dans sa propre famille. Un autre témoignage palpable encore aujourd’hui serait celui de Muthoni Mathenge, torturée à la hache durant les années 50 par l’armée britannique lors du combat pour l’indépendance du Kenya. À la mort de la reine, elle attendait encore sa compensation.

En accédant au trône, Élisabeth II a repris ce flambeau déjà bien embrasé et entretenu sa flamme jusqu’à ses dernières étincelles.

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Deux témoignages sanglants qui font écho à des millions d’autres aux quatre coins du globe. N’oublions pas que sur 195 pays, l’Empire britannique en a envahi 173, dominant ainsi près de 25 % du globe, de l’Afrique à l’Asie en passant par l’Amérique et le Pacifique. Esclavage, pillage, viol et famine forcée participaient entre autres à la bonne tenue de ces fondations. En accédant au trône, Élisabeth II a repris ce flambeau déjà bien embrasé et entretenu sa flamme jusqu’à ses dernières étincelles. Elle a 25 ans au moment de son couronnement; trop jeune pour le monde, mais suffisamment mature pour envoyer cette même année des troupes britanniques faire subir les mêmes sévices que Muthoni Mathenge à plus d’un million de kenyans enfermés en camps de concentration.

Qui ne dit mot consent

Certes, certains des crimes pour lesquels le monde pointe actuellement du doigt le cercueil d’Élisabeth II ont été commis par ceux et celles avant elle; la Traite transatlantique des esclaves, par exemple, s’est achevée un siècle avant sa naissance. Mais le système d’asservissement et d’appropriation de richesses étrangères que ses pairs ont mis en place, lui, n’a jamais été remis en question par la reine. Bien au contraire. Elle en a profité, a même silencieusement tenté de maintenir l’ordre établi, puis s’est résolue à lâcher prise devant la résistance progressivement coriace des territoires occupés — « silencieusement » étant le mot clé, ici.

Ces rires sont donc autant un pied de nez qu’une manière de reprendre enfin l’ascendant, n’en déplaise au reste du monde.

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« Trop de gens ne comprennent pas à quel point l’inaction et la collecte de richesses sont un élément fondamental de l’incursion coloniale », souligne sur Twitter Sandy O’Sullivan, figure universitaire et membre des autochtones wiradjuri d’Australie, pour qui la reine a bel et bien été l’« architecte » des dernières horreurs de l’Empire. Et au Canada, les communautés autochtones ne sont pas moins dupes. « À la surface, [Élisabeth II] semble douce et gentille, mais de manière réaliste, [elle] et ses prédécesseurs sont responsables d’un aspect énorme du génocide des peuples autochtones à travers le monde », rappelle Chance Paupanekis, membre de la communauté crie des marais, chez CBC. Tous ces éléments rendent donc plus compréhensibles les virulentes critiques récentes.

Ils revêtent aussi d’une signification libératrice les rires des femmes et des hommes sur lesquels la colonisation a laissé une marque indélébile. Car aussi moqueuses soient les blagues autour du décès d’Élisabeth II, jamais elles n’atteindront le niveau d’indécence et de cruauté des personnes ou des événements qui les inspirent. Ces rires sont donc autant un pied de nez qu’une manière de reprendre enfin l’ascendant, n’en déplaise au reste du monde. Peta MacGillivray, professeure et membre des autochtones kalkadoon d’Australie, mettra sur ce basculement de pouvoir ces mots concis et justes : « Nous ne sommes pas insensibles, nous décolonisons votre deuil. »

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