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De Judas Priest à Joker : qu’avons-nous appris des grandes paniques morales ?
Il y a 35 ans, le groupe heavy metal britannique Judas Priest se faisait officiellement poursuivre en justice par les familles de Raymond Belknap et de James Vance. Les deux ados du Nevada avaient tenté de s’enlever la vie onze mois auparavant. Belknap est décédé, Vance a survécu, mais a dû composer avec de graves séquelles physiques.
Quel est le rapport de Judas Priest dans cette histoire, me demanderez-vous ? Parce que James Vance a survécu (il vivra pendant encore trois ans et donnera plusieurs entrevues télévisées), il aura eu le temps d’écrire à sa mère pour expliquer son geste. Il lui dira dans une lettre : « Je crois que l’alcool et la musique heavy metal, comme celle de Judas Priest, nous ont hypnotisés jusqu’à ce qu’on en vienne à croire que la solution à notre vie était la mort. »
Vance expliquera aussi à qui veut bien l’entendre qu’il ne voulait pas mourir ce soir-là (attention, la vidéo est très difficile à regarder). C’est à la suite de cette confession que Phyllis Vance contactera un avocat pour connaître ses recours contre les rockeurs qui auraient « détruits la vie de son fils ».
Les paroles de chansons sont bel et bien protégées par le premier amendement aux États-Unis. Ne lâchant pas le morceau, les avocats se sont mis à écouter les albums de Priest À L’ENVERS pour voir s’ils ne contenaient pas des messages subliminaux, puisque les sons non consciemment déchiffrables ne sont pas protégés par le droit à la liberté d’expression. Après s’être tapé plusieurs albums d’excellente musique à l’envers, ils sont tombés sur le morceau Better By You, Better Than Me de l’album Stained Class, paru sept ans avant les tragiques événements.
Bien concentrés et convaincus de leur cause, ils se sont mis à y entendre « do it » (fais-le), ce qui était, selon la justice américaine de l’époque, suffisant pour traîner ces bonshommes Sept-Heures en cour.
Pourquoi est-ce donc arrivé ?
Les raisons derrière le pacte de suicide entre Raymond Belknap et James Vance sont encore floues aujourd’hui. Comme vous vous en doutez peut-être déjà, c’est plus compliqué que ça en a l’air. Belknap et Vance avaient tous deux un parcours de vie complexe et un problème de consommation d’alcool qui n’étaient pas nécessairement liés à leur amour pour la musique de Judas Priest, mais qui donnent probablement des pistes plus plausibles pour expliquer comment ils en sont venus à poser ce geste.
Dans le documentaire de David Van Taylor Dream Deceivers, le père de James Vance explique fièrement comment il a battu son fils (alors âgé de 13 ans) à coups de poing après l’avoir surpris à fumer un joint. Entre des problèmes à l’école, une famille abusive et le lourd trauma d’être défiguré après une tentative de suicide, est-il plausible que James Vance ait voulu suggérer un bouc émissaire à sa famille afin de trouver un peu de quiétude ?
En 50 ans de carrière, personne d’autre n’a jamais accusé Judas Priest de quoi que ce soit. C’est un groupe qui se veut de prime abord rassembleur.
Le procès s’étendra du 16 juillet au 24 août 1990 et se conclura par l’exonération des membres de Judas Priest de toute responsabilité concernant les gestes de Belknap et Vance. Le juge a statué que le « do it » qu’ont entendu les deux jeunes hommes (qu’on peut entendre dans l’enregistrement si on plisse les tympans vraiment fort) est le résultat accidentel d’une expiration du chanteur Rob Halford et d’un accord de guitare.
Est-ce que c’était voulu ? Seuls Halford et son ingénieur de son le savent vraiment, mais on peut se permettre d’en douter. En 50 ans de carrière, personne d’autre n’a jamais accusé Judas Priest de quoi que ce soit. C’est un groupe qui se veut de prime abord rassembleur. Ses thèmes lyriques ont toujours tourné autour de la rébellion, de l’intégrité, de la vitesse et des robots. On est loin des ballades mélancoliques.
Ah oui ! Better By You, Better Than Me était une reprise du groupe rock Spooky Tooth. Petit détail.
Paniques morales 2.0
Si l’histoire de la poursuite contre Judas Priest peut vous paraître le parfait exemple d’un puritanisme américain en pleine chasse aux sorcières, attendez un peu avant de grimper sur vos grands chevaux.
Même les gens de gauche, soi-disant rationnels et éduqués, ne sont pas à l’abri des paniques morales. Prenez par exemple le film de Todd Phillips Joker, paru en 2019. Dans les semaines précédant le lancement, le web s’était enflammé alors que des victimes de la tuerie d’Aurora, survenue sept ans plus tôt, exprimaient leur inquiétude par rapport au retour du Joker dans la culture populaire. « Je n’ai besoin que de regarder la bande-annonce du film et je vois les images d’un tueur », déclarait la mère de Sandy Phillips, l’une des victimes de James Holmes.
Le film de Todd Phillips fera ultimement une boutade aux peurs non fondées, en mettant en vedette un personnage peu séduisant, aux prises avec de lourds problèmes de santé mentale.
Les craintes étaient peut-être plus justifiées cette fois-ci. Après tout, un gars avec un projet capillaire similaire à celui du Joker avait bel et bien massacré douze personnes dans un cinéma à la première d’un film de Batman. Bien que les parallèles entre Holmes et le Joker aient été démentis et que le tueur ait affirmé avoir choisi la projection de The Dark Knight seulement parce qu’il savait que ça allait être plein, la violence et la théâtralité du geste auront eu préséance sur les faits, même auprès des victimes. Dans le contexte, on peut le comprendre.
N’empêche, il n’y a aucune preuve que Holmes avait une obsession avec le personnage, mais l’idée du Joker comme avatar de chaos social a quand même été reprise et montée en épingle par un peu tout le monde, que ce soit les médias ou ces jeunes hommes « fâchés » sur les réseaux sociaux qui s’en servent comme photo de profil.
Le film de Todd Phillips fera ultimement une boutade aux peurs non fondées, en mettant en vedette un personnage peu séduisant, aux prises avec de lourds problèmes de santé mentale et évoluant une Gotham City en quête de symboles de rébellion. Son esthétique aura davantage marqué la culture populaire à travers les mèmes et autres interprétations 2.0 que sa philosophie ou même ses actions.
Pourquoi les paniques morales survivent-elles donc ?
En 2021, la technologie nous donne accès à tout le savoir du monde. Les réponses à nos questions sont littéralement au bout de nos doigts. On n’a plus le droit de dire «qu’est-ce que j’en sais ? » sans qu’on nous réponde « demande à Google ». Notre société est aussi mieux éduquée qu’elle ne l’a jamais été. À un point tel où il y a plus de diplômé.e.s universitaires que de jobs disponibles dans plusieurs secteurs, comme l’explique l’auteur Tom Nichols dans The Death of Expertise.
C’est quoi donc, notre problème ?
Un phénomène comme une panique morale est basé sur un problème cognitif très résistant à l’éducation et à la technologie : le biais de confirmation. Lorsqu’on entend ce terme, on pense généralement aux cultes ou aux personnes qui veulent voir Jésus partout dans leur vie, mais c’est quelque chose qui affecte tout le monde. L’autrice Amanda Montell en parle dans son livre Cultish au sujet de la crise de la pensée critique : même les esprits les plus scientifiques n’en sont pas à l’abri.
C’est quoi, au juste, le biais de confirmation ? C’est la tendance à interpréter l’information de façon à confirmer nos croyances. Phyllis Vance se voyait comme une bonne chrétienne et une mère dévouée, alors elle a jeté le blâme de la tentative de suicide de son enfant sur Judas Priest, même si son fils lui avait explicitement dit que d’autres facteurs avaient joué un rôle. Ça lui confirmait qu’elle était victime des événements plutôt que de faire un travail d’introspection.
Le biais de confirmation, c’est un peu le mal de notre époque.
Devant l’horreur des événements d’Aurora, beaucoup de gens ont établi un lien entre la couleur de cheveux du tueur et la dangerosité théorique d’un personnage parce que le contexte s’y prêtait. Le Joker tue sans vergogne dans l’univers de Batman, alors un criminel aux cheveux orange qui frappe lors d’une première de Batman devait nécessairement être inspiré par le Joker. C’était une façon d’essayer de comprendre un geste incompréhensible.
Le biais de confirmation, c’est un peu le mal de notre époque. Avec toute l’information du monde à notre portée, on doit maintenant compter sur notre capacité à l’interpréter et surtout à nous remettre en question pour éviter les erreurs de raisonnement. Tout le monde est vulnérable au biais de confirmation. Surtout en cette époque où notre attention est mise à prix sur les réseaux sociaux et où on doit avoir un avis sur tout et son contraire en quelques secondes.
La vérité est un concept philosophique. Il y a les faits (ce qui est arrivé), le contexte qu’on peut en tirer en discutant avec les gens impliqués et notre interprétation. Avant de tirer des conclusions, méfiez-vous de vos biais.
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