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De Friday à Sick to my Stomach : on ne mérite pas Rebecca Black
Nous sommes en février 2011 et YouTube fête son sixième anniversaire. La plateforme d’hébergement vidéos est devenue incontournable dans le paysage médiatique mondial et chaque mois, des centaines de millions de personnes se pressent sur le site de streaming pour regarder le clip d’un chat hybride, mi-Pop-Tart/mi-félin, qui sème des arcs-en-ciel ou les débuts d’un humoriste 2.0 qui sera plus tard accusé de corruption de mineurs. Et parmi toutes ces figures emblématiques du divertissement en ligne, une personnalité va sortir du lot et devenir un incroyable phénomène planétaire. Cette future star, c’est Rebecca Black.
Une californienne de 13 ans qui se dresse, cheveux au vent, dans le cabriolet de ses ami.es, et semble prête à en découdre avec son weekend. Une jeune fille qui voulait juste vivre son rêve et va bientôt devenir la risée des Internets. Avec ses 264 millions de vues et un ratio de 84 % de pouces rouges contre 16 % de pouces verts, le clip de Friday est l’une des vidéos les moins bien notées de la plateforme et la chanteuse en herbe va subir durant de nombreuses années un raz-de-marée de moqueries et un torrent de harcèlement. Menaces de mort par courrier, insultes téléphoniques quotidiennes, violences permanentes au collège : l’adolescente va tomber dans une profonde dépression et sera contrainte de suivre une partie de sa scolarité à la maison.
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Alors oui, rien ne va dans cette chanson. De l’indigence des paroles écrites par Patrice Wilson (l’un des deux fondateurs de la boîte Ark Music Factory qui a produit le clip pour la modique somme de 4000 dollars), des banalités répétées ad nauseam, qui auraient davantage leur place dans une comptine pour enfants que dans une tube pop, aux figurants aussi charismatiques que des Figolus, en passant par les décors cheap, l’abus d’auto-tune et les intégrations sur fond vert absolument dégueulasses : le morceau est inaudible.
Mais si la qualité d’un succès musical s’évaluait à la complexité des lyrics, alors bon nombre d’auteur-compositeurs auraient du souci à se faire. Prenons par exemple le temps d’analyser “Hot in Herre” du rappeur Nelly, qui s’est classé numéro un des ventes pendant près de deux mois en 2002 : « Il commence à faire chaud ici, donc enlève tes fringues /// Je commence à avoir très chaud ici, je veux enlever mes fringues ». Vous serez tous et toutes d’accord pour dire que ce n’est pas d’une poésie ineffable.
Alors que s’est-il passé pour que le morceau de Rebecca Black soit élu “Pire chanson du monde” , et que la jeune fille soit ainsi jetée en pâture aux haters du monde entier ? Comme souvent, il s’agit de bêtise humaine. Mais aussi de mauvais timing. Car l’ado a essuyé les plâtres et a été l’une des premières victimes à très grande échelle de la tyrannie du LOL. Une tendance au ricanement collectif qui se drape parfois dans les apparences de l’humour caustique, pour dissimuler certaines de ses répercussions dramatiques comme le cyber-harcèlement. Car derrière cette posture condescendante qui délimite arbitrairement la frontière entre le cool et le ridicule, il y a beaucoup de souffrance. Des boutades a priori inoffensives qui finissent par contaminer tout ce qu’elles touchent jusqu’à transformer un lycéen un peu trop fan de Snoop-dog en running-gag d’une émission quotidienne, ou les espoirs d’une gamine fan de musique en prétextes pour des humiliations diverses.
Car oui, Rebecca Black n’est pas seulement la victime d’une boîte de prod sans scrupule, qui n’a pas hésité à la démolir pour se faire de la thune en multipliant les produits dérivés. C’est une martyre d’Internet. La tête de Turc d’une époque – malheureusement pas encore totalement révolue – où la moquerie était le paroxysme de la branchitude. Où tout devait être décortiqué, analysé, jugé et raillé jusqu’à l’épuisement. De l’intervention spontanée d’une fan déçue de Pete Doherty à la sortie d’un concert annulé, à la tentative maladroite d’une ado pour vivre son rêve.
Mais à travers son chemin de croix virtuel, Rebecca Black est aussi devenue un modèle. Celui d’une jeune femme combative qui a essayé de se réinventer à plusieurs reprises, sans jamais s’effondrer là où beaucoup auraient rasé les murs et sombré. D’abord avec beaucoup d’autodérision, en surfant sur le bad-buzz de sa vidéo qu’elle a parodié dans le morceau Saturday ou en acceptant l’invitation de l’artiste Katy Perry à faire une courte apparition dans son clip Last Friday Night. Mais aussi en ne renonçant jamais à son ambition de faire un jour une musique qui lui ressemble. Même s’il a fallu pour cela se heurter au mépris de nombreux producteurs de musique, qui lui ont fermé la porte au nez en lui rappelant sans cesse son échec passé.
Et la persévérance de la chanteuse a fini par payer car au gré de ses nombreux singles plus ou moins réussis et de ses expérimentations musicales, elle a su construire sa propre communauté de fans (1,5 millions de personnes suivent sa chaîne YouTube). Elle a également su trouver sa voix, jusqu’à sortir cette année un bel album pop qui remplit déjà les salles partout où elle passe en tournée.
Alors si aujourd’hui et après avoir vécu l’enfer, Rebecca Black est encore là pour en témoigner, et si malgré l’acharnement auquel nous avons aussi participé par souci de conformisme et ignorance, elle est capable de monter sur scène et de faire taire tous les haters en sortant des petites pépites pop qui n’ont rien à envier à la mélancolie surannée d’une Lana Del Rey, nous lui devons de regarder en face les brutes mesquines que nous avons été.
Et nous lui devons aussi de promettre que nous veillerons désormais à ne plus retomber dans la moquerie, pour faire grimper notre côte de popularité. Car ce que nous partageons sur les réseaux sociaux avec l’indifférence froide d’un prescripteur du bon goût qui aurait déjà trois trains de retard sur les futures tendances, d’autres le vivent dans leur chair.