Logo

De « Chinese Democracy » à « Megalopolis »

Autopsie de projets grandioses morts à la ligne de départ.

Par
Benoît Lelièvre
Publicité

En 2018, dans la foulée du succès planétaire de sa chanson Old Town Road, le rappeur américain Lil Nas X avouait, sur le plateau du talk show de LeBron James The Shop, savourer chaque moment de son triomphe, conscient qu’il était fort probable qu’il n’écrive plus jamais un hit d’une telle magnitude.

Que c’était le genre d’opportunité qui n’arrivait qu’une fois dans une vie, comme le disait Eminem.

Six ans plus tard, Lil Nas X fait toujours partie du paysage culturel, mais il n’a toujours pas écrit de tube aussi rassembleur et je ne crois pas qu’il essaie, non plus. Du haut de ses 25 ans, il a compris que le succès canonique d’Old Town Road ne peut pas être répliqué, surtout si on s’efforce activement à le faire.

Reproduire l’exploit ne serait toutefois pas impossible, non plus. Il suffit d’offrir le bon projet artistique au bon moment, un peu comme lorsque Guns N’ Roses avait remis en question le triomphalisme économique des années Reagan avec le rock sale et fâché d’Appetite for Destruction en 1987 ou lorsque Francis Ford Coppola rejetait toute tentative de moralisation de la guerre à travers Apocalypse Now.

Un niveau de succès aussi stratosphérique, ça peut rendre accro et cette dépendance peut en venir à nous définir.

Publicité

C’est aujourd’hui impossible de parler d’Axl Rose sans mentionner le purgatoire de 14 ans qu’a été la production de l’album Chinese Democracy (dont Guns N’ Roses ne joue plus qu’une seule chanson en spectacle) et, depuis vendredi dernier, le nom de Francis Ford Coppola semble désormais à jamais lié à Megalopolis, le fiasco pharaonique ayant occupé les 40 dernières années de sa vie.

Comment est-ce même possible de passer autant de temps sur un projet et de tomber aussi à plat ? Braquons les projecteurs sur les manufactures à déceptions que sont ces supposés génies de l’art.

Le grandiose, l’universel, le personnel et l’égocentrique

Avant d’aller plus loin, sachez que oui, cette réflexion s’est amorcée lorsque je suis allé voir Megalopolis lundi dernier, en présence d’une trentaine d’autres cinéphiles masochistes qui ne retrouveront eux non plus jamais ces 138 minutes perdues… Vous êtes sans doute déjà au courant : c’est nul. C’est tellement nul que je qualifierais volontiers le projet de Moby Dick du mauvais cinéma.

Qu’est-ce qui cloche, au juste ? Tout.

Publicité

Les multiples références narratives à The Fountainhead, le roman d’Ayn Rand, l’écrivaine que tous les politiciens de la droite américaine vénèrent. Les centaines d’allusions thématiques peu subtiles à un obscur sénateur romain dont tout le monde se câlisse. Les flèches totalement gratuites (et trop élaborées) décochées en direction de Britney Spears et Miley Cyrus. La représentation méprisante des gens dans le besoin comme vulgaires pions d’un match politique entre un visionnaire exalté et un politicien hégémonique. Le criant manque de nuances. J’arrête ici, mais je pourrais continuer longtemps.

Au final, on sort de la salle complètement abasourdi et avec deux choix devant nous : se demander qu’est-ce que Coppola a cherché à nous dire à travers cette bouillie visuelle scintillante ou simplement décider que ça ne veut rien dire du tout.

Publicité

Ce n’est pourtant pas la première fois que Coppola réalise un film qui critique l’ordre social. Sauf que c’est la première fois qu’il en signe le scénario original. Apocalypse Now était une adaptation plutôt fidèle du roman Heart of Darkness de Joseph Conrad et Le Parrain était basé sur le roman du même nom de Mario Puzo. Tous les problèmes du scénario de Megalopolis (ou presque, il y en a beaucoup), c’est Coppola lui-même.

Le-réalisateur-comme-architecte-de-l’imaginaire-collectif

Avec Megalopolis, Coppola tente de situer son œuvre (et son importance) dans… l’histoire de l’humanité ? Si ça vous semble aussi ambitieux que prétentieux, c’est parce que ça l’est. Un projet d’une telle envergure qui confond le grandiose et l’universel, le personnel et l’égocentrique, ne pouvait que naître d’un désir d’atteindre l’immortalité par l’art.

C’est d’ailleurs ce même désir qui a motivé la quête d’Axl Rose pour la perfection sonore longtemps après le déclin du rock dans la culture populaire, et ce, au risque de la santé mentale de ses trop nombreux collaborateurs.

Publicité

Plusieurs années avant l’idéation de Chinese Democracy, la sortie de Use Your Illusion 1 & 2 signalait l’intention de Rose d’abandonner les structures du rock radiophonique conventionnel pour explorer des sonorités plus symphoniques afin de porter des textes plus personnels. Les chansons étaient plus longues, plus pompeuses et moins fâchées. L’idée même d’endisquer deux albums en même temps trahissait le désir de réaliser quelque chose de grandiose, d’historique. Sauf que le public n’a pas répondu à Use Your Illusion comme Axl le souhaitait et ce désir n’a que continué de grandir.

Bon, techniquement, Use Your Illusion 1 & 2 a vendu plus de copies qu’Appetite for Destruction, mais le public et les critiques ont moins connecté avec l’œuvre.

Publicité

Lors de l’annonce du titre de Chinese Democracy en 1999 (après presque cinq ans de planification, d’idéation et de travail en studio), Rose annonçait que le nouvel album sonnerait comme Physical Graffiti de Led Zeppelin, en plus d’être remixé par Beck et Trent Reznor en même temps. En gros, ça voulait dire que l’album serait à la fois intemporel et contemporain. Axl Rose voulait incarner les trois dernières décennies musicales dans un seul et même album. Vous vous en doutez peut-être, mais le produit final (lancé en 2008) sonnait… plus ou moins comme du Guns N’ Roses de deuxième ordre ?

Publicité

Si Megalopolis et Chinese Democracy ont un point en commun, c’est d’avoir voulu être une œuvre d’art totale. Un monolithe à l’image de son créateur, qui s’inscrit au-dessus de la culture de son époque. En bon français’, ce sont des projets qui pètent plus haut que leur cul, propulsés par un désir de se distancier de son époque plutôt que de s’y inscrire. Ce sont là les deux plus grands naufrages créatifs contemporains, mais ils sont loin d’être les seuls.

Des fiascos artistiques de cette magnitude, ça arrive une fois de temps en temps et c’est toujours un peu fascinant.

La beauté et la valeur des fiascos

Le film de Terry Gilliam The Man Who Killed Don Quixote, l’album de RZA The Cure (en développement depuis 25 ans maintenant), les itérations infinies d’Avatar de James Cameron : il existe plusieurs projets d’envergure qui s’étirent dans le temps pour ne finalement pas combler les attentes. Néanmoins, leurs échecs respectifs offrent tout de même un spectacle de calibre byzantin à son audience éberluée.

Publicité

Non seulement c’est quand même un brin jouissif de voir une légende se casser la gueule en tombant de son piédestal, mais c’est aussi inspirant par la bande. Ça inspire à faire quelque chose de différent avec cette kyrielle d’idées disparates qu’on nous lance au visage.

Dans le cas qui nous intéresse aujourd’hui, je ne crois pas qu’il existe un futur où l’on réalise collectivement qu’on s’était tous trompés à propos de Megalopolis et que le film de Coppola était secrètement génial tout ce temps. Par contre, l’idée d’un film dystopique sur le pouvoir de l’art sur la réalité, c’est intéressant. Est-ce que l’échec de Megalopolis pourrait donner lieu à une adaptation du roman graphique de Warren Ellis Transmetropolitan? En d’autres mots, une version mieux foutue de la même idée.

Vous me direz que son protagoniste Spider Jerusalem, est un journaliste, et non pas un artiste, mais so what? Sauce-à-salade Catalina est un architecte, pas un peintre. Les deux personnages altèrent la réalité à l’aide d’un médium à la fois tangible et conceptuel.

Publicité

Pour ce qui est de Chinese Democracy, l’album n’aura malheureusement pas d’incidence sur l’industrie de la musique qui était rendue ailleurs depuis de nombreuses années au moment de sa parution. Ça fait aujourd’hui plus longtemps que l’album est sorti qu’il n’a pris de temps à concevoir (ça passe vite, hein?) et même les fans les plus loyaux de Guns N’ Roses admettent à peine, avec un brin de désespoir dans la voix, que l’album existe.

« Chinese Democracy c’était pas si pire, là. Je l’écoute jamais, mais c’était pas si pire, OK ? Y’a aucun hit dessus, mais c’pas grave. »

L’album n’en est pas moins spectaculaire à écouter. C’est comme si Axl avait décidé de réenregistrer les albums Use Your Illusion en boisson ou comme si on écoutait un jam de polka chez le voisin. Les chansons sont longues, plusieurs ont des éléments orchestraux, d’autres ont des éléments industriels dans la veine de Nine Inch Nails, Rob Zombie et tout ce qui était populaire en 2002, certaines ont des éléments pop et elles mettent toutes de l’avant beaucoup trop de guitare. Bref, c’est rempli d’idées qui ne communiquent pas assez ensemble pour créer une atmosphère cohésive.

Publicité

Megalopolis est peut-être un film immonde, mais c’est certain qu’on va s’en souvenir. Francis Ford Coppola lui-même a affirmé à propos de son œuvre qu’il est « juste content qu’elle existe » et qu’il espère voir sa signification culturelle grandir au fil des années comme l’a fait Apocalypse Now.

J’suis pas mal sûr que c’est pas ça qui va arriver, mais si les échecs de Coppola, Rose et les autres nous ont appris quelque chose, c’est que la meilleure manière de se planter, c’est de s’enfarger dans le décor et de partir avec.