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Daphnée Lucenet, ex-mannequin : « J’étais toujours trop ou pas assez »

Elle est aujourd'hui à la tête de sa propre agence, Elytiz.

Par
Héloïse Crémoux
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Daphnée Lucenet a commencé le mannequinat à 19 ans, d’abord en guise de petit boulot en parallèle de ses études d’ingénierie. Elle a travaillé dans le milieu pendant de nombreuses années, et connait désormais parfaitement ce monde très fermé. Elle a vécu de belles opportunités professionnelles, mais aussi tous les travers de cette profession encore peu encadrée et très sujette à divers abus (on en avait déjà parlé ici avec Eve Salvail). Rencontre avec l’entrepreneuse qui cherche maintenant à changer les moeurs pour une mode plus respectueuse de ses modèles.

Comment es-tu entrée dans le mannequinat ?

J’ai un parcours ingénierie et finance au départ. En parallèle, j’ai mené une « double vie » quand je suis arrivée à Paris à 17 ans pour les études. Je cherchais à faire des petits jobs, et, à 19 ans, j’ai été repérée dans la rue par une agence de mannequins.

J’ai eu la chance de voyager dans le monde, à la fois pour les études et le mannequinat. J’ai travaillé de nombreuses années en tant que mannequin, et j’ai ensuite décidé de me tourner vers l’entrepreneuriat. Je suis partie en Californie pour développer un projet d’entreprise, et ça m’a donné pas mal d’idées. Je trouvais qu’en terme d’innovation, le monde de la mode manquait de fraîcheur.

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Dans ton parcours de mannequin, quels ont été les évènements qui t’ont fait prendre conscience de la réalité du métier ?

Comme j’y suis rentrée par hasard, je ne connaissais personne dans le milieu. Pour une mannequin, je ne suis pas très grande, je faisais du 34, ce qui n’est pas la taille la plus mince dans les agences, alors j’avais toujours des remarques. Par exemple, un jour je devais faire un séance photo pour du e-commerce, et le photographe m’a demandé si j’étais mannequin grande taille… Parfois, c’est même les agences qui mettent la pression aux mannequins : quand, au début, on prend nos mensurations, on reçoit souvent des remarques.

À cela s’ajoute le fait que je suis métisse eurasienne, alors j’ai été confrontée à des critiques sur cela aussi, j’étais toujours « trop » ou « pas assez » : trop petite, pas assez blanche, etc. Ça crée un stress dont le grand public ne se rend pas forcément compte.

Malheureusement, j’ai découvert le côté “trash” de l’industrie, avec des filles beaucoup plus jeunes, minces, très mal dans leur peau, parce qu’on n’arrête pas de leur dire qu’elles sont grosses, etc. Il y avait pas mal de dysmorphophobie. Parfois, celles qui avaient le plus de succès étaient celles qui étaient le plus mal dans leur peau. Sans compter les soirées douteuses où on nous demandait parfois d’aller avec les promoteurs… On peut vite se retrouver dans des situations très compliquées. J’ai eu de la chance parce que j’ai la tête dur, donc j’ai pu y échapper. Mais ce sont des situations qui peuvent être pétrifiantes pour les jeunes mannequins.

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Qu’en est-il du statut professionnel des mannequins ?

Le métier de mannequin est extrêmement précaire, contrairement à ce qu’on a tendance à imaginer. Il y a une convention collective qui encadre les tarifs et la façon dont on travaille, mais bizarrement, on a tendance à ignorer complètement les obligations légales. Cela arrive très souvent (surtout en France) que les clients ne payent pas les heures supplémentaires, que les mannequins ne soient pas nourries sur un shooting, que les marques fassent enchaîner des défilés sans donner à boire aux mannequins, etc. Il y a aussi beaucoup de mannequins qui ne sont pas déclaré.e.s par les clients, ou qui sont tout simplement payé.e.s en vêtements.

Même des marques qui se disent engagées “éthiquement” font ce genre de pratiques…

Comment se fait-il que les abus dans le mannequinat persistent encore en 2021 ?

C’est une bonne question. Le pire c’est que ça va mieux qu’il y a 20 ans ! C’est pour ça que la profession est assez réglementée en France. Mais ce n’est pas parce que c’est réglementé que c’est respecté. Dans les années 80-90, il y a eu des scandales d’esclavagisme et de trafic sexuel. La raison pour laquelle cela persiste, c’est que les premières victimes sont souvent des personnes très jeunes, détachées de leurs familles parce qu’elles voyagent beaucoup. Ces personnes sont beaucoup plus influençables, vulnérables, ne connaissent pas bien leurs droits, et les marques en abusent. Et puis la profession de mannequin est encore peu prise au sérieux, beaucoup de personnes ne la voient pas comme un vrai métier en tant que tel.

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Les mannequins sont également sous-représenté.e.s : dans l’imaginaire des gens, c’est une jolie fille payée à rien faire qui est dans le confort. Quand on pense au travail des mineurs, au travail non déclaré, etc : on ne pense pas au mannequinat, alors que c’est une vraie problématique à régler. Les marques qui déclarent s’engager, être éthiques, notamment pour l’environnement et les conditions de fabrication des vêtements, devraient aussi s’engager pour des conditions de travail décentes pour les mannequins qui portent leurs vêtements.

En est-il de même du côté des mannequins hommes ?

Ils sont un peu moins exposés au sujet des troubles des comportements alimentaires car les exigences physiques sont différentes. En revanche, en ce qui concerne la question du harcèlement, du racisme, de la précarité, ils y sont exposés tout autant que les femmes. Chez les femmes c’est encore plus visible : par exemple, pour les mannequins d’origine africaine, il arrive très souvent qu’arrivées sur les shoots, elles doivent se coiffer elles-mêmes et amener leur propre maquillage, parce qu’on considère que leurs teintes de peau, leurs cheveux ne sont pas la norme, et qu’elles doivent donc se débrouiller.

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Qu’est-ce qui a fait que tu as voulu te distancier du milieu du mannequinat ?

Je pense que ça arrive à beaucoup de mannequins d’en avoir marre, car la charge mentale est telle que c’est difficilement supportable sur le long terme.

De mon côté, quand j’ai arrêté, je devais partir en Inde, pour travailler là-bas. Et lorsqu’on a pris mes mensurations, on m’a fait des remarques sur mon physique en me disant que j’étais trop grosse. Le fait de voir des jeunes femmes mannequins se faire embarquer dans des soirées douteuses m’a aussi vraiment dégoûtée. Et enfin, j’étais assez indépendante financièrement de ce métier, alors j’ai décidé de faire les choses à ma manière, sans dépendre de qui que ce soit. Mais j’ai gardé un œil sur la profession, car j’avais déjà en tête l’idée de changer les choses.

Comment as-tu voulu penser ton projet d’agence, Elytiz ?

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J’ai vraiment souhaité créer une agence, qui, en plus de faire respecter aux entreprises les droits du travail des mannequins, les payer décemment et les déclarer, les sensibilise aux troubles du comportement alimentaire ainsi qu’à la toxicomanie et aux abus physiques et sexuels. Parce que les conditions de production des vêtements et la qualité des textiles sont importantes pour une marque, certes, mais les conditions de travail des mannequins doivent l’être aussi.

On essaye aussi de prendre des mannequins de toutes les tailles et morphologies, puisque toutes les marques ont des critères différents, mais c’est aussi une manière d’inciter et de normaliser le fait d’employer des personnes avec des caractéristiques différentes. Aujourd’hui, les mannequins s’engagent de plus en plus de leur côté, sur les réseaux sociaux, pour des causes qui leur tiennent à cœur. Ils.elles ont une voix qui est entendue et respectée. Cela permet de changer les mœurs petit à petit. Et c’est une bonne chose !

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Si tu devais donner un conseil à des personnes qui veulent se lancer dans le mannequinat de nos jours, que leur dirais-tu ?

Le premier, ce serait de bien se connaître : ce que sont nos valeurs, ce qu’on veut faire avec dans la vie. Il faut être capable d’être objectif.ve sur ce qu’on peut faire ou non, rester humble et à l’écoute. Et surtout, il faut bien s’entourer : il ne faut pas hésiter à demander à des personnes de confiance, expertes, et bienveillantes. Par exemple, il y a des mannequins qui ont une communauté importante sur Instagram aujourd’hui, et qui ont énormément galéré dans leur carrière : ils.elles sont les premiers.ères à donner de bons conseils.

Il faut persévérer, se donner les moyens de ses ambitions : être mannequin, c’est un métier, donc il faut travailler, être professionnel, avoir une certaine sensibilité artistique à l’image.

Et surtout, il ne faut pas vouloir ressembler aux autres : quand on comprend que ce qui fait qu’on est différent.e est une force, ça change tout.

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