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« Danse avec le diable – Une secte sur TikTok » : la guerre de l’image à la réalité
Le philosophe Jean Baudrillard a essayé de nous avertir.
« Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit », racontait-il dans son ouvrage-phare Simulacres et simulation à propos de notre rapport à l’image. À l’époque, certains en ont tiré une sorte d’avertissement apocryphe à propos du caractère problématique grandissant de notre rapport aux médias, mais le commun des mortels n’y a rien compris du tout.
On était alors en 1980. On ne pouvait pas se douter qu’un intellectuel français avait la capacité de prédire le futur.
Lorsque mon algorithme Instagram s’est inexplicablement mis à me proposer des vidéos de danseurs américains se dandinant sur des airs rétro, je me suis intuitivement raconté une histoire : « Ah, c’est cool ! Voilà de jeunes artistes qui utilisent les réseaux pour réussir en leurs propres termes, sans avoir à s’humilier ou se plier aux diktats d’Hollywood. » Un constat plutôt réconfortant, mais néanmoins effectué en regardant la carte, et non le territoire.
Du moins, c’est ce que j’ai compris en regardant la nouvelle série documentaire sur Netflix Danse avec le diable – Une secte sur TikTok qui m’a à la fois ramené à la glauque réalité qu’on peut trop facilement se servir de notre rapport à l’image pour créer une usine de jeunes artistes à exploiter pour s’enrichir… mais aussi aux drôles de biais que peuvent créer une série qui se veut documentaire.
Programmer l’aveuglement
Danse avec le diable – Une secte sur TikTok raconte (principalement) l’histoire de la famille Wilking, dont l’une des filles, Miranda, est devenue une véritable sensation Instagram avec plus d’un million et demi d’abonnés. Mariée à son collègue James Derrick depuis quelques années, elle semble gagner sa vie sur les réseaux sociaux et participer à des événements de culture populaire quand ça lui chante ou quand la paie est au rendez-vous :
Sauf que, c’est peut-être pas exactement ça qui se passe. Originalement en duo avec sa sœur Melanie, Miranda s’est détachée de sa famille après que James ait rencontré le pasteur/producteur/agent Robert Shinn, l’homme derrière l’entreprise 7M Films. Grâce à une série de sermons enregistrés, Danse avec le diable – Une secte sur TikTok démontre que Shinn prêche la très américaine doctrine du prosperity gospel ou le « je-suis-riche-parce-que-Dieu-m’aime-alors-obéissez-moi » gospel et, si on se fie aux témoignages d’anciens adeptes, que cette doctrine est très efficace pour contrôler de jeunes artistes rêveurs et affamés de pouvoir et de célébrité.
Le tour de passe-passe diabolique de Robert Shinn qui est, à mon avis, sous-examiné par la série, c’est d’avoir utilisé une plateforme qui présente du divertissement sans contexte pour se créer une machine à exploiter de jeunes personnes à ses propres fins. En les voyant se trémousser, pourquoi nous douterions-nous que Miranda et James Derrick, Vik White ou tous les autres danseurs sur Instagram ne sont pas maîtres de leur destin ?
Après tout, ils sont jeunes, ils sont beaux, propres et enthousiastes… Ou du moins, leur contenu l’est.
Ce n’est pas d’hier qu’on associe une image conventionnelle, mais dynamique au succès et la marginalité au drame et à la détresse. Robert Shinn a pris le pari qu’on allait lire la carte sans regarder le territoire et il a eu raison. L’image est devenue la réalité elle-même.
Pourquoi se soucier du sort de jeunes danseurs souriants qui se dandinent pour nos likes? Ils ont l’air en plein contrôle de leurs moyens, non ?
Ces nouvelles séries minceur
Danse avec le diable – Une secte sur TikTok fait partie d’une nouvelle offensive de distribution de Netflix consistant à mettre une série documentaire en ligne dès qu’il y a assez de contenu pour faire trois épisodes et combler les manques en faisant du journalisme itératif si besoin il y a. Plus besoin de dénouement pour raconter une histoire.
La série Murdaugh Murders en est sans doute l’exemple le plus probant, la première saison couvrant le crime et la deuxième, les procédures judiciaires qui n’étaient même pas encore en vigueur lorsque la première saison a été mise en ligne. Sauf que dans ce cas précis, ça a fonctionné pour tout le monde.
Dans le cas des péchés du pasteur Shinn, j’ai des réserves sur la méthode.
Voyez-vous, les accusations que le documentaire porte à l’endroit de Robert Shinn et 7M films sont assez minces (légalement parlant). Dès le deuxième épisode (une série de trois, je le rappelle), on s’éloigne du cas de Miranda et des danseurs pour plonger dans le passé de Robert Shinn et de son église via l’histoire d’une survivante et on comprend de moins en moins bien ce que la série tente de nous raconter. Sommes-nous témoins d’une mission de sauvetage? Procédons-nous à la crucifixion d’un homme qui ne désire que se faire crucifier sur la place publique pour jouer au martyr?
« Toute publicité est de la bonne publicité », affirme Shinn à de multiples reprises devant ses fidèles.
Je ne mets pas en doute les affirmations de Danse avec le diable – Une secte sur TikTok. L’abondance de témoignages pointe en une direction bien précise, mais n’était-ce pas là un jeu dangereux que de faire la guerre de l’image à un homme ayant bâti son empire là-dessus ? Est-ce que ça va vraiment l’arrêter et redonner Miranda à sa famille, ou est-ce que ça ne va pas simplement générer plus de contenu et de profits ? Après tout, est-ce que c’est pas plus profitable financièrement à tout le monde si cette guérilla perdure? Est-ce qu’on perd notre temps à regarder une série au contenu aussi mince ?
On ne le saura qu’en 2025, lorsque Robert Shinn verra finalement l’intérieur d’un tribunal.