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« Dahmer » : quand l’horreur devient divertissement
Lorsque l’État Islamique faisait les manchettes en publiant des vidéos d’exécutions d’otages occidentaux sur les réseaux sociaux il y a quelques années, j’ai débattu maintes fois avec mon entourage au sujet de l’utilité de regarder ces vidéos. Bien sûr, elles étaient faites pour choquer, terroriser et influencer l’opinion publique, mais leur existence même dans la sphère médiatique suffisait à accomplir cet objectif : pas besoin de les visionner en plus.
J’ai quand même regardé quelques vidéos. Pas nécessairement jusqu’à la fin, mais assez pour avoir le sentiment d’accompagner les otages dans les dernières minutes de leur vie. C’est peut-être étrange ou de mauvais goût, mais ça m’a fait sentir moins impuissant de sacrifier un peu de mon confort psychique pour eux.
Lorsque cette confession provoquait l’ire de mes proches, mon argument massue était : « Si quelqu’un en fait une série de fiction un jour, vous allez le regarder. » Eh bien, ce jour est arrivé. Un fait divers encore plus violent et choquant que les exécutions de l’État islamique vient d’être adapté en série Netflix : la vie du tueur en série Jeffrey Dahmer. ll va sans dire, la série ne fait pas l’unanimité.
Est-ce une bonne chose ? Une mauvaise chose ? Explorons la question ensemble. Je peux vous dire d’emblée que Dahmer ne vous laissera pas indifférent.e.
https://www.youtube.com/watch?v=NVHHs-xllqo
Mettre en scène de la vraie de vraie violence
Pour ceux et celles qui ne sont pas familiers avec l’histoire de Jeffrey Dahmer, accrochez-vous. Actif principalement entre 1978 et 1991, le tueur en série a fait officiellement 17 victimes. C’est pas tellement le nombre qui est impressionnant, mais plutôt ce qu’il a fait avec.
Lors de l’arrestation de Dahmer, les policiers ont trouvé chez lui (et je ne vous mens pas) : quatre têtes décapitées, sept crânes (certains peints, certains nettoyés à l’eau de javel), deux coeurs humains dans son réfrigérateur, un torse dans son congélo, un baril avec trois autres torses (et des produits chimiques) à l’intérieur et une foule d’autres atrocités que je vous éviterai.
Si Jeffrey Dahmer n’avait pas existé pour vrai, on l’aurait qualifié de stéréotype ridicule et racoleur. Alors qu’il agissait au beau milieu des années où le personnage Hannibal Lecter gagnait en popularité dans la culture populaire, le cas Dahmer est clairement une histoire où la réalité dépasse la fiction.
Si Jeffrey Dahmer n’avait pas existé pour vrai, on l’aurait qualifié de stéréotype ridicule et racoleur.
Comment donc est-ce qu’on tourne ça en fiction, une histoire comme ça, hein ? Malgré la réaction très compréhensible des proches des victimes et le désaveu d’emblée sur les plateformes sociales, la série de Ryan Murphy (American Horror Story, Ratched) présente l’horreur inimaginable des crimes de Jeffrey Dahmer de la façon la plus responsable qui soit.
Sans outrepasser de détails. Sans rendre l’homme plus intéressant ou séduisant qu’il ne l’était. Sans passer par-dessus les ramifications complexes de sa folie meurtrière.
Un détail particulièrement douloureux présenté par Dahmer est le portrait du père du tueur, Lionel Dahmer, qui est d’ailleurs encore vivant aujourd’hui. Interprété par le vieux routier hollywoodien Richard Jenkins, le père de Jeffrey Dahmer n’est ni le tortionnaire de son fils ni le père de l’année. Il devient lui-même une victime collatérale des meurtres, à jamais défini dans le regard des autres comme l’homme ayant élevé l’un des pires monstres de l’époque.
Dans le premier épisode, Dahmer illustre ce déchirement chez Lionel Dahmer dans une scène époustouflante où il essaie tant bien que mal de retenir ses larmes. C’est en illustrant la violence psychologique et morale des crimes de Jeffrey Dahmer au même titre que la violence physique que Ryan Murphy a réussi son adaptation, en parvenant aussi à fournir une nouvelle perspective de ces événements scabreux.
« Humaniser » l’inhumain
Je vous entends déjà rétorquer : « Oui, mais c’est dangereux d’humaniser un personnage comme Jeffrey Dahmer. Certaines âmes perdues risquent de s’identifier à lui. »
Sur papier, vous avez raison. Quand quelqu’un commet une série de crimes aussi ignobles, une partie de sa peine est de renoncer à son humanité dans le regard des autres. On verrouille une étiquette de monstre sur le front du coupable et on jette la clé. Encore une fois, c’est dans son exécution que la série de Ryan Murphy brille et dans la pathologisation de son protagoniste. Dahmer ne recule pas devant un fait bien documenté : l’humanité de Jeffrey Dahmer était très discutable, et ce, depuis longtemps. Ce n’était pas du tout quelqu’un de normal.
Aussi tragiques et horrifiants que soient ces meurtres, Ryan Murphy en transporte tout le poids dans sa nouvelle création.
À travers la brillante (et surtout troublante) interprétation d’Evan Peters, on en vient à comprendre le tueur en série comme un être dévoré par sa peur de l’abandon au point de perdre toute forme de rationalité et d’empathie. Tout ce qui importe à Dahmer, c’est d’essayer de combler ce vide émotionnel qui l’habite. Il en vient même à mépriser le sentiment d’urgence de ses voisins et à simplement ignorer leurs inquiétudes.
Dahmer n’humanise pas tant le tristement célèbre tueur en série. Elle le met plutôt en contexte comme étant le fruit d’une époque où plusieurs formes de discriminations systémiques condamnaient certaines communautés (notamment les personnes noires et LGBTQ+) à l’indifférence et à l’inaction du système judiciaire.
C’est une série glauque, hyperviolente et claustrophobe, mais elle ne représente pas les actes de Jeffrey Dahmer avec mauvais goût. Aussi tragiques et horrifiants que soient ces meurtres, Ryan Murphy en transporte tout le poids dans sa nouvelle création. Une série pas nécessairement pour tout le monde, mais que vous n’oublierez pas de si tôt.
C’est important de comprendre comment ce genre de phénomène a pu se produire afin qu’il ne se reproduise plus. Si ça prend une série de fiction pour marquer les gens, la fiction aura eu une utilité au-delà du divertissement.